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    Méditerranée / Littérature / Littérature algérienne: la proximité du drame

    Par Yassine Temlali (revue Babelmed en ligne)

    «La littérature des années 1990 et celle des années 2000 sont différemment influencées par le contexte de violence intégriste»

     

    Rachid Mokhtari est journaliste, romancier et essayiste. Il a publié deux ouvrages sur l’écriture romanesque algérienne des deux dernières décennies: «La graphie de l’Horreur» (2002) et «Le nouveau souffle du roman algérien» (2006). Son dernier livre, «Tahar Djaout, un écrivain pérenne» est consacré à l’œuvre de cet auteur, assassiné en 1992, par un groupe armé.
    Dans cette interview, Rachid Mokhtari analyse le lien entre les romans algériens parus depuis 1990 et le contexte de conflit et de violence politiques que vit l’Algérie encore aujourd’hui. S’il admet que beaucoup de ces romans ont été écrits dans la proximité totale avec le drame, il conteste le caractère dépréciatif de l’expression «littérature de l’urgence » par laquelle, souvent, on les désigne. Quant aux productions romanesques des années 2000, il y décèle la trace d’une évocation plus détachée, ironique même parfois, de la tragédie sanglante que vit le pays. Entretien.

    Vous avez fait paraître en 2002 un livre intitulé «La graphie de l’Horreur » qui analyse la façon dont la tragédie sanglante des années 1990 a été rendue dans les textes littéraires d’auteurs algériens. Qu’est-ce que c’est qu’une «graphie de l’Horreur»?

    La rédaction de cet essai a été surtout motivée par la parution de «Si Diable veut», roman de Mohamed Dib (1998)*. Cet auteur, après sa trilogie nordique, a amorcé un retour esthétique au pays de sa première trilogie romanesque, publiée dans le contexte colonial («La Grande maison», 1952, «L'incendie», 1954, et «Le métier à tisser», 1957). Voilà un des pères fondateurs de la littérature maghrébine moderne qui, pour la première fois, met en contiguïté le malheur du terrorisme islamiste et le malheur colonial, fonds de commerce de ce que j’appellerais la ‘littérature d’Etat’ des années 1970 et 1980, lorsque les maisons d’édition étatiques publiaient des écrits épiques sur la Guerre de libération nationale (1954-1962), dans l’indifférence totale aux problèmes socioéconomiques du pays.

    Dans cet essai, j’ai élaboré des synthèses critiques, illustrées d’extraits de romans d’auteurs soit, à l’époque, nouvellement venus sur la scène littéraire, comme Boualem Sansal et Nourredine Saâdi, soit qui y sont revenus après une vingtaine d’années de silence,comme Yamina Mechakra. D’auteurs écrivant en arabe aussi, comme Waciny Laredj !
    L’Horreur évoquée dans cet ouvrage est soit métaphorique, comme dans «Si Diable veut» de Mohamed Dib (la meute de chiens ensauvagés), soit émotionnelle, comme dans l’œuvre de Maïssa Bey. Elle se retrouve dans le récit brut de Yasmina Khadra, aussi bien que dans la tragi-comédie de Laredj ou la chronique journalistique corrosive, à l’épaisseur poétique, de Tahar Djaout.

    Certains écrivains algériens «consacrés » ont d’abord réagi par des écrits pamphlétaires à l’émergence du Front islamique du Salut au début des années 1990 : Rachid Boudjedra a publié en 1992 «FIS de la haine » et Rachid Mimouni, la même année, «De la barbarie en général et de l'intégrisme en particulier ». Ces deux auteurs n’ont pas tardé à recourir au roman pour évoquer la violence que vivait leur pays : dans «Timimoun», 1994, pour le premier et dans «La malédiction», 1993, pour le second. Qu’indique ce passage au romanesque comme mode d’expression?

     

    Ces deux écrivains de la postindépendance se sont affirmés comme des écrivains politiquement engagés au sens katébien. Ils ont revendiqué la «désorigine » avec ce présumé «unique passé algérien », celui arabo-islamique. Ils ont plongé leur plume dans un passé plus lointain par ses langues, ses mythes et ses imaginaires. Avec Tahar Djaout, plus ‘impliqué’ qu’engagé au sens que je viens d’expliquer, ils ont donné des assises conceptuelles à la résistance citoyenne à l’intégrisme islamiste, qui avait commencé à prendre de l’ampleur à la fin des années 80.

    La dénonciation de l’intégrisme en ce début des années 1990 était plus ‘urgente’ que ne pouvait permettre de le faire une œuvre littéraire, fût-elle la plus pamphlétaire qui soit. Ces essais démontent les mécanismes de l’idéologie islamiste et son caractère génocidaire, qui s’est manifesté par l’élimination systématique d’intellectuels, d’écrivains, de journalistes, c'est-à-dire de l’intelligentsia, et aussi par des massacres de populations, essentiellement paysannes. Mais, Boudjedra et Mimouni sont avant tout des romanciers ! Le retour, et non le «passage » au roman est l’expression de cette impuissance contre le Mal.
    Boudjedra a entamé une série romanesque sur les traumas de l’Horreur : «Timimoun», «La Vie à l’endroit» et «Funérailles» (1994, 1999 et 2003, respectivement). Quant à Mimouni, nous pensons que «Le fleuve détourné» (1982) est plus éloquent sur la genèse de l’islamisme politique que «La Malédiction», une sorte de reportage sur la première insurrection du FIS (la «grève politique» de 1991), en réalité, son roman le plus pauvre esthétiquement.

     

    Un phénomène similaire, faut-il le rappeler, s’est produit au début des années 1950. Après avoir publié des écrits journalistiques dénonçant le système colonial, Dib et Yacine sont passés au roman. Un roman sur une tragédie a forcément une plus forte audience qu’un essai qui ne s’adresse qu’à des lettrés politisés. Cela étant dit, nous persistons à croire que ce genre de passage aujourd’hui traduit, outre ce sentiment d’impuissance devant l’Horreur, la volonté d’échapper à la censure d’Etat. Il faut souligner également la pauvreté de la production de réflexions, d’essais, etc. sur certains sujets sensibles. Le roman pallie à cette pauvreté et suscite, à lui seul, des débats publics : «Le rapt» d’Anouar Benmalek (2009) sur le massacre du village Mélouza par des combattants de l’Armée de libération nationale (janvier 1956); «Le village de l’Allemand» de Boualem Sansal (2008) sur le rapport entre nazisme et islamisme…

    La tragédie des années 1990 a inspiré beaucoup d’auteurs ‘confirmés’ comme Boudjedra. Elle a également inspiré de plus jeunes auteurs. Peut-on parler d’évocations différentes de cette tragédie selon leur appartenance à l’une ou l’autre de ces deux générations d’écrivains?
    Les aînés ont mis en contiguïté la tragédie coloniale et la tragédie islamiste. Pour les écrivains de la génération post-1988, la mise en contiguïté s’opère au sein du couple pouvoir politique - terrorisme islamiste.
    Il y a télescopage des massacres coloniaux et du terrorisme islamiste dans «Si Diable veut» de Dib. Dans «La vie à l’endroit» de Boudjedra, l’évocation des enfumades perpétrées contre les populations civiles par les troupes coloniales des généraux Bugeaud et Saint-Arnaud, au 19ème siècle, alterne avec celle des massacres terroristes pendant la dernière décennie du 20ème siècle. Il y a aussi télescopage entre la libération nationale et la réalité de l’absence de libertés dans «Le miroir aux aveugles» de Laredj (1998). Le discours officiel, qui fait endosser à la colonisation tous les ratages de l’indépendance, est mis à mal par ce parallèle entre le terrorisme islamiste et la barbarie du général Bugeaud. Pour la génération des romanciers post-1988, comme Mustapha Benfodil, Adlène Meddi, Hamid Abdelkader, Najia Abeer, ce n’est plus la colonisation qui est la matrice des malheurs nationaux mais les pouvoirs successifs depuis l’indépendance !

    Quelques textes s’ancrent dans une autre réalité politique et sociale. «La faille», deuxième roman de Slimane Aït Sidhoum (2005), évoque le rapport entre la corruption du pouvoir et le séisme de Boumerdès. Dans «C’était la guerre», recueil de nouvelles de Habib Ayyoub (2002), un village qui attend la concrétisation des promesses du régime assiste au spectacle de l’arrivée d’un général pour l’érection d’une stèle commémorative. «Ô Pharaon», roman de Kamel Daoud (2005), met en scène un élu corrompu qui ‘profite’ des malheurs de ses électeurs dans le contexte d’un massacre terroriste. L’idéologie du pouvoir politique de la postindépendance est mise à découvert à travers des personnages glauques, versatiles, corrompus, qui couvent l’islamisme.…

    Les générations littéraires, en Algérie, se définissent encore en référence à des époques historiques appréhendées du point de vue de leurs caractéristiques politiques. On parle ainsi de ‘génération de la Guerre de libération’, de ‘génération de l’indépendance’… Peut-on parler de ‘génération des années 1990’?
    Nous ne pensons pas qu’il faille catégoriser certains écrivains en deux générations : celle de la guerre de libération et celle de l’indépendance. Dib, Kateb, Mammeri, Farès, et Feraoun appartiennent aux deux !
    Si cette ‘génération des années 1990’ existe par des noms, elle ne se distingue pas encore par une œuvre majeure. Les romans publiés ces vingt dernières années n’ont pas la puissance esthétique et politique de ceux de la génération des «enfants terribles» des années 1980, comme Djaout et Mimouni qui, après une courte expérience avec les maisons d’édition étatiques se sont éloignés de la «dictée idéologique » ambiante pour utiliser l’expression d’un spécialiste de littératures maghrébines, Charles Bonn. «Les Vigiles» (1991) de Djaout et «Le fleuve détourné» de Mimouni restent à ce jour deux romans d’une puissance esthétique inégalée par les écrivains que vous évoquez. Pourquoi ? C’est sans doute le fait que l’écrivain ne peut produire une œuvre majeure dans un environnement de déshérence intellectuelle. Les idées du sociologue M’hamed Boukhobza ou de l’économiste Djilalli Liabès nourrissaient les œuvres romanesques hardies de Djaout et d’autres. Il faudrait peut-être attendre plusieurs décennies pour voir surgir une œuvre forte, qui porte l’innommable des massacres du terrorisme islamiste. Ce n’est que récemment que des auteurs français ont réellement commencé à exploiter, au niveau romanesque, le thème de la pratique de la torture par l’armée française en Algérie.

    La littérature ne peut-elle être une expression artistique puissante que dans un contexte de richesse intellectuelle?
    La littérature ne peut être isolée en tant qu’expression esthétique des mouvements intellectuels de la société. Le siècle des Lumières a été le catalyseur d’une littérature qui a aujourd’hui ses classiques. La figure de Feraoun, Dib, Mammeri et, plus tard, Farès, Djaout et Mimouni, ne saurait être dissociée de celle de Mostefa Lacheraf (un des intellectuels de la Révolution algérienne) ou de Mohamed Arkoun.

    Certains critiques classent beaucoup d’écrits littéraires publiés dans les années 1990 dans la catégorie de la ‘littérature de l’urgence’. Partagez-vous cette opinion?
    D’un côté, comme l’affirme Marguerite Duras, écrire, au sens littéraire du terme, est toujours un appel de l’urgence, un appel vital face à la mort. De l’autre, on écrit toujours en situation d’urgence pour laisser une trace d’une tragédie en cours. Ceci est valable pour les témoignages, journaux intimes ou écrits de prison, mais aussi pour les romans. L’exemple de «Le silence de la mer» de Vercors est éloquent ; il illustre le fait que cette littérature de proximité avec le drame qu’elle dénonce ne manque pas de puissance esthétique.
    Nous contestons le prétendu caractère «éphémère» de cette littérature algérienne écrite dans la proximité avec le drame. D’abord, les écrits restent ! Ensuite, l’urgence qu’elle évoquait peut ressurgir un demi-siècle plus tard. Parmi les enfants qui ont grandi dans la décennie 1990, il y aura sans doute un écrivain de ‘l’urgence’ de ces années-là. L’expression ‘littérature de l’urgence’, de ce point de vue, n’est pas dépréciative.

    La question ne s’en pose pas moins : certains écrits dits ‘littéraires’, publiés dans les années 1990, méritent-ils réellement ce qualificatif ?
    Le qualificatif ‘littéraire’ est aujourd’hui confronté à la complexité du réel. Il peut s’appliquer jusqu’aux e-mails ! Le dadaïsme et le surréalisme ne relèvent-ils pas du littéraire moderne, dans l’interpénétration de genres jugés, à tort, mineurs ? Dos Passos n’a-t-il pas introduit dans le roman le style et la forme des manchettes de journaux ?

    Certes la ‘littérarité’ est de plus en plus difficile à saisir. Mais peut-on comparer les œuvres surréalistes, produits de recherches formelles parfois extrêmes, à des écrits parus dans les années 1990 qui, s’ils sont politiquement engagés, restent pauvres en termes d’élaboration formelle et d’originalité stylistique ? Ne peut-on pas dire que ce sont justement de telles déficiences qui définissent une ‘littérature de l’urgence’ dans laquelle le besoin de dénonciation prime le souci artistique?
    Nous ne pouvons pas affirmer que les écrits romanesques des années 1990 sont stylistiquement pauvres sans avoir mené au préalable une étude formelle.
    Notre expérience de lecteur et de consultant littéraire dans une maison d’édition algérienne nous incite à l’optimisme. Il y a de moins en moins d’écrits narratifs chronologiques à caractère social, moins de «littérature des slogans » qui, il est vrai, sacrifie le souci esthétique. Récemment, quelques jeunes écrivains, comme Djamel Ferhi avec «Le Bunkerou le requérant d’asile en Suisse» (2010), Kaouther Adimi avec «Les ballerines de Papicha» (2010), Tarik Taouche, avec «Schyzos» (2010) ont apporté au champ littéraire une véritable fraîcheur en dépit de quelques maladresses de débutants.

    Quel a été le rôle de l’institution éditoriale, notamment la française, dans la promotion d’une ‘littérature du témoignage’ qui, en dépit de sa nécessité historique, ne peut être considérée comme de la littérature à proprement parler? Ne peut-on pas dire que l’image d’un pays à feu et à sang, livré à lui-même, était à un certain moment plus ‘vendeuse’ qu’une image plus nuancée de l’Algérie?
    Des romans publiés récemment par des maisons d’édition algéroises, avec le concours financier du ministère de la Culture, révèlent un phénomène similaire. Des romans passés inaperçus ! «La descente aux enfers» de Mohamed Boussadi (2009), «Le paradis, L’amor» (2009) de Ratiba Naït Saâda et tant d’autres ! C’est une sorte de littérature du témoignage consacrant, a posteriori, la politique de concorde nationale (amnistie en faveur des combattants islamistes), avec, en sus, des fautes de syntaxe, d’orthographe et d’autres carences éditoriales encore ! C’est bien en deçà de ce qu’a pu faire l’institution éditoriale française en publiant cette ‘littérature du témoignage’ que vous évoquez et dont une partie constitue une documentation inédite sur le drame algérien…

    La littérature est aussi une marchandise et il y a des marchandises qui se vendent mieux que d’autres ! Ne pensez-vous pas qu’une certaine ‘littérature de témoignage’ n’a pu se développer que parce que l’image d’une Algérie ensanglantée était commercialement rentable?
    Oui, mais cette littérature du témoignage est paradoxalement rare pour ce qui concerne le terrorisme islamiste. En revanche, les témoignages historiques sur la Guerre de libération constituent un raz-de-marée dans l’édition algérienne. Ils sont le fait des acteurs de cette guerre ou d’hommes politiques qui ne l’ont pas vécue. Pourquoi depuis le début des années 1990 ? Est-ce pour des raisons de ‘rentabilité’ politique, au moment où l’héroïsme patriotique est mis à mal par un pouvoir illégitime et un islamisme jamais repenti? Il serait intéressant de relever les liens, cachés ou avérés, entre ce rejaillissement éditorial de la Guerre de libération et les massacres de l’islamisme armé, contexte dans lequel de tels témoignages sont publiés.

    Vous avez publié en 2006 un essai intitulé «Le nouveau souffle du roman algérien» sur la production littéraire algérienne des années 2000. Peut-on parler à propos de cette production d’une ‘littérature d’après le conflit’?
    Pas du tout. Cet ouvrage est un regard anthropologique sur un corpus de romans écrits par de nouveaux auteurs au début des années 2000. Ces auteurs sont dans «le conflit» mais avec un regard intimiste. Certains d’entre eux montrent la banalité du mal, comment la barbarie peut avoir un visage humain. «El inzilaq» (1998), un roman en arabe de Hamid Abdelkader (traduit en français par Moussa Acherchour sous le titre «Le glissement») et «Le labyrinthe» (2000) de Mohamed Sari sondent la psychologie des bourreaux islamistes, comme l’a fait Robert Merle dans «La mort est mon métier» (1952) pour les exterminateurs nazis.

    Quelle est, pour vous, la principale ligne de démarcation entre la production littéraire des années 2000 et celle des années 1990?
    Elle est floue mais on peut dire que la gravité du ton et les insertions de discours idéologique qui caractérisent les productions des années 1990 cèdent le pas dans les productions des années 2000 à l’ironie, à l’humour noir. Dans «Les trois doigts de la main» (2003) de Slimane Aït Slimane, on dédramatise l’attentat dont on a réchappé et on le raconte à une jeune infirmière pour la séduire ! Dans «Les bavardages du Seul» de Benfodil (2004), des réalités tragiques, comme les faux barrages (dressés sur les routes par des islamistes armés habillés en militaires) donnent lieu à des jeux sémantiques d’un humour décapant…

     

    Les conflits armés marquent encore de leur empreinte l’imaginaire artistique algérien. Que révèle ce retour sur l’histoire du mouvement indépendantiste dans des romans parus ces dernières années : «L’hôtel Saint-George» (2007) et «Les figuiers de Barbarie» (2010) de Rachid Boudjedra, «Le village de l’Allemand» de Boualem Sansal (2008), etc.?
    Depuis de longs siècles, les tragédies se succèdent en Algérie. Aussi, la littérature algérienne est-elle une littérature du tragique. Sa «syntaxe est sanguinolente » pour citer Octavio Paz. L’évocation de la Guerre de libération dans les romans algériens que vous citez, et d’autres encore, se distingue de son évocation dans ces romans publiés par les maisons d’édition étatiques dans les années 1970 et qui tendaient à légitimer un pouvoir politique se réclamant de la Révolution algérienne. Prenons un exemple : Mohammed Moulessehoul qui, dans les années 1980, publiait chez un éditeur étatique, l’ENAL, «La fille du pont» (1985), un écrit qui dénonce les affres de la colonisation, a signé en 2008, sous le nom de Yasmina Khadra «Ce que le jour doit à la nuit», un roman qui évoque de façon différente le même contexte historique, le contexte colonial, et élabore une figure d’«anti-héros» malgré lui, au double prénom Jonas-Younès…

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    (*) Les précisons et autres explications entre parenthèses sont le fait du rédacteur.

     


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  • Culture : EN LIBRAIRIE
    ESSAI TAHAR DJAOUT, UN ÉCRIVAIN PÉRENNE DE RACHID MOKHTARI

     

    Un génie, deux écrivains, une œuvre

    Dans l’essai Tahar Djaout, un écrivain pérenne paru chez Chihab Editions, Rachid Mokhtari propose une relecture de l’œuvre romanesque de l’auteur de l’Invention du désert.
    L’œuvre romanesque de Djaout est constituée de six romans : l’Exproprié (Sned, 1981), les Chercheurs d’os (Seuil, 1984), les Rets de l’oiseleur (Enal, 1984), l’Invention du désert (Seuil, 1987), les Vigiles (Seuil, 1991) et, enfin, le Dernier Eté de la raison(Seuil, 1999) publié à titre posthume. Le manuscrit de ce dernier roman date de 1992. Une note de son éditeur français (le Seuil) explique les conditions et les circonstances de sa publication : «Tahar Djaout a été assassiné le 2 juin 1993. Quelques semaines auparavant, lors d’un séjour à Paris, il nous avait annoncé qu’il avait entrepris un nouveau roman, mais qu’il n’en était qu’au tout début. Le manuscrit que nous publions aujourd’hui a été retrouvé dans ses papiers. Il nous est parvenu après bien de péripéties. Il ne correspond pas au sujet qu’il nous avait indiqué. On peut penser que Tahar, de retour à Alger, a décidé de mettre de côté le projet littéraire dont il nous avait parlé pour se consacrer à un récit plus directement inspiré par l’actualité… » Cette lecture (ou relecture) se veut un espace de synthèse de travaux universitaires sur les différents aspects thématiques et esthétiques des six romans sus-cités de Tahar Djaout. Elle répond également «au souci pédagogique et didactique d’une approche globale qui s’intéresse à la totalité de l’œuvre romanesque de Tahar Djaout et non à l’un ou à l’autre de ses romans comme cela a été fait précédemment», comme le fait remarquer Rachid Mokhtari dans la préface de son nouveau livre. Mais, cette «démarche synchronique» n’empêche pas, en revanche, une analyse interne d’un roman à l’autre. Dans cette passionnante tentative d’exploration de l’œuvre de Djaout, Rachid Mokhtari a fait des découvertes surprenantes. «Durant notre (re)lecture de l’œuvre romanesque de Tahar Djaout, nous avons été frappés par sa cohérence thématique au point que nous avons eu l’impression de lire le même roman à des périodes différentes…», écrit-il. En outre, et toujours selon les conclusions de Mokhtari, il se pourrait que Djaout ait mûri un projet littéraire consistant en une trilogie regroupant les Chercheurs d’os, les Vigiles et le roman posthume le Dernier Eté de la raison. Son écriture (style) semble partir de la plus complexe comme dans l’Exproprié à la plus dépouillée ( les Vigiles), voire à la plus «immanente à l’événement» comme dans le Dernier Eté de la raison. En somme, «les romans de Tahar Djaout forment un univers romanesque cohérent dans sa structure thématique avec ses invariants ou ses récurrences : l’histoire collective entravée et l’histoire individuelle libérée, le territoire de l’enfance et l’omniprésence des oiseaux qui symbolisent le mouvement si cher à l’auteur ». L’essai Tahar Djaout un écrivain pérenne comporte trois chapitres : «Regards sur les nouveaux ordres», «La rébellion esthétique» et «Les désordres de l’enfance». Il est préfacé par Nabile Fares. Rachid Mokhtari est universitaire, journaliste et romancier. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la musique et la littérature algériennes, notamment Matoub Lounes (éditions Le Matin, 1999), Cheikh El-Hasnaoui, la voix de l’exil (éditions Chihab, 2002) et le Nouveau Souffle du roman algérien (édition Chihab, 2006). Il est aussi l’auteur des romans Imaqar (2007) et l’Amante(2009) parus chez les éditions Chihab.
    K. B.
    Essai Tahar Djaout, un écrivain pérenne de Rachid Mokhtari (Chihab Editions). 239 pages.

    Edition du 16/12/2010

     


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  • TAHAR DJAOUT, un écrivain pérenne ( Ed. Chihab, 2010)

    Essai de Rachid Mokhtari

    Préface de Nabile Farès

     

    Extrait de la préface

    " Donner à lire Tahar Djaout comme le fait dans ce livre Rachid Mokhtari peut apparaître comme une sauvegarde fragile, indispensabl contre les nuits de la terreur, de la création,de l’humain, de l’esprit." Nabile Farès.

    Extrait de l'avant-propos

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Cet essai propose au lecteur une relecture de l’oeuvre romanesque de Tahar Djaout composée de cinq romans écrits coup sur coup après ses recueils de poésie

     

    : L’Exproprié (Sned, 1981), réécrit et publié sous le même titre dix années après la première version (François Majault, 1991),  Les Chercheurs d’os (Seuil, 1984), L’Invention du désert (Seuil, 1987), Les rets de l’oiseleur (Enal, 1984),Les Vigiles (Seuil, 1991) et son roman posthume Le Dernier Été de la raison (Seuil, 1999) dont le manuscrit date de 1992 ainsi que l’indique la note de son éditeur, le Seuil : « Tahar Djaout a été assassiné le 2 juin 1993. Quelques semaines auparavant, lors d’un séjour à Paris, il nous avait annoncé qu’il avait entrepris un nouveau roman, mais qu’il n’en était qu’au tout début. Le manuscrit que nous publions aujourd’hui a été retrouvé dans ses papiers. Il nous est parvenu après bien des péripéties. Il ne correspond pas au sujet qu’il nous avait indiqué. On peut penserque Tahar, de retour à Alger, a décidé de mettre de côté le projet très littéraire dont il nous avait parlé pour seconsacrer à un récit plus directement inspiré par l’actualité… » La période sismique de l’Algérie postindépendance allant de 1980 à 1990 a été prolifique pour le romancier qui a cessé d’écrire de la poésie « par profond respect » pour ce genre. C’est une décennie riche et lourde pour l’histoire collective de l’Algérie, d’une Algérie tumultueuse. Elle s’ouvre sur le Printemps berbère déclenché après l’interdiction d’une conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne qu’il devait donner à l’université de Tizi Ouzou (Djaout ne revient pas sur ces faits dans  Mouloud Mammeri, entretien avec Tahar Djaout, Laphomic, 1987) et s’achève sur les prémisses de la décennie noire et rouge dont il est le vigilant témoin, et malheureusement la première victime de l’entêtement des intellectuels algériens. Entre ces deux dates, il y eut Octobre 1988 que Tahar Djaout, journaliste, accueille dans les colonnes de l’hebdomadaire Algérie-Actualité  avec encore plus de vigilance et de vision critique sur les notions de démocratie, de liberté d’expression engageant encore plus l’intellectuel à l’effort idéel à cause du risque de les voir sitôtnées, folklorisées, surannées ou devenir réclames pour des enjeux partisans..."

     


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    Son dernier Entretien ( Tassaft OUguemoune, aout 2010)

     

    Chabane Ouahioune : « Je ne peux dissocier ma vie de la nature ! »

     

    Il est l’auteur de sept romans et d’une longue série de chroniques publiées dans les quotidiens nationaux. De la fin des années 1970 à l’orée des années 1990, Chabane Ouahioune n’a cessé de scruter les turbulences de son pays, de peindre la beauté de ses paysages, la rigueur de ses traditions et de dire, le verbe simple et clair, l’attachement viscéral à sa Kabylie profonde. Il en parle

     

    Entretien réalisé par rachid mokhtari

     

    Dans son Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française ( 1984 Karthala), Jean Déjeux écrit : « Patriote algérien, d’éducation kabyle et française » ( Ch. Ouahioune) L’auteur qui se veut modeste, use d’une écriture simple et lisible pour tous.  Cependant l’auteur à tendance à moraliser et à trancher entre les « bons » et les « mauvais » ; quant aux valeurs, elles se trouvent du côté de la tradition et de la fidélité aux ancêtres. Quel est votre avis sur ses commentaires ?

    Chabane Ouahioune : Je suis un patriote algérien d’éducation kabyle et française. Je n’ai pas étudié l’arabe et de mon temps, il n’y avait pas d’école enseignant la langue arabe. Nous avions à l’école primaire supérieure de Tizi Ouzou une heure par semaine d’arabe parlé, on nous apprenait quand même l’alphabet, à écrire et à lire un peu. Mon père était normalien et moi aussi. À l’école normale de Bouzareah, nous avions deux heures d’arabe, c’était en 1940/41. Avant de terminer mes études à Bouzareah, j’ai été mobilisé. C’était la guerre franco-allemande. Démobilisé en 1946, j’ai pu terminer ma dernière année à l’école normale. Après l’obtention du bac, entre temps, le brevet supérieur a été supprimé (par Pétain), j’ai démissionné de l’enseignement et je suis rentré en Faculté de droit à Alger. C’est durant la guerre de Libération que j’ai exercé comme instituteur  parce que les avocats n’avaient plus de travail. Le FLN avait interdit aux Algériens de s’en remettre à la justice française.J’étais patriote tout en étant citoyen français. J’ai cotisé, j’ai aidé comme tout le monde. Je suis même intervenu auprès d’un général pour faire libérer une jeune fille indûment emprisonnée. J’ai fait beaucoup de biens ici au village c’est pourquoi les djounoud me respectaient. Mais je n’en parle pas. Nos ancêtres n'étaient pas nécessairement meilleurs que nos contemporains. Il faut que la morale et les valeurs ne restent pas statiques dans le temps. Ce que l'on estime un bien à un moment peut s'avérer un mal à un autre et réciproquement. Les conditions de vie changent et  sont sujettes à ces bouleversements ; alors, forcément, les valeurs le sont aussi.   Et puis, il faut dire que j’ai écrit à un certain âge, je n’ai pas écrit dans ma première jeunesse. J’avais déjà l’esprit bien rempli par les contrastes de l’existence, ce qui me faisait réfléchir beaucoup.

    Mon écriture est volontairement simple. Je pense qu'un roman est destiné à reposer l'esprit, à le décongestionner, surtout à notre époque où le stress nous malmène constamment. On doit trouver du plaisir à lire. Donc, je m'exprime le plus normalement du monde sciemment, pour ne pas lasser le lecteur, le faire suer et l'obliger à consulter le dictionnaire à toutes les pages. De plus, je m'adresse à la majorité de gens simples, modérément instruits et non à nos rares savants qui n'ont nul besoin de mes lumières. J'écris tout net, en évitant toute recherche d'effet littéraire. La littérature, il est vrai, suppose des expressions d'érudits, des styles étudiés et une élaboration complexe des textes. Elle ne peut viser qu'une minorité de grands intellectuels. Ce qui n'est pas mon désir. Si vous écrivez de façon à obliger un lecteur à consulter un dictionnaire toutes les quatre ou cinq pages, à transpirer pour essayer de te suivre dans ton raisonnement, ce n’est pas cela. La lecture est un délassement, même une lecture instructive où l’on apprend quelque chose doit être facile à désirer. La littérature, c’était ma vie. Je lisais beaucoup, j’essayais de comprendre, j’ai compris.

    Vous avez marqué la décennie 1970-1980 par la publication de plusieurs romans et les années 1990- 1995 par des chroniques de presse Lettres de Kabylie. Après cette période prolifique, vous vous êtes tu. Pourquoi ?

    Il y a un rapport La disparition de la Sned et progressivement de l’Enal, a rendu difficile toute réimpression. Les offres qui m'ont été soumises par d'autres organismes ne m'ont pas intéressé. Comme je ne voyage plus pour des raisons que j'ai déjà exposées, j'ai perdu contact avec les Editions. De plus, l'Edition a été très perturbée par l'influence de tendances politiques des écrivains. Ce qui me chagrine et m'enlève l'envie de me faire rééditer. Des difficultés, dissensions et mésententes ont opposé des organismes qui détiennent certains pouvoirs aux écrivains et journalistes. Ces désaccords, et quelques fois disputes, m'ont affecté et choqué au point que j'ai décidé de m'en tenir le plus loin possible, donc de cesser d'écrire. Car, partisan de l'entente et de l'union des Algériens, je m'efforce de rester franc, un « saheb lehna », un ami de la paix ou tranquillité. Je me sens ulcéré par certains excès dans le dialogue autorités-journalistes et écrivains, au point que si j'écrivais encore, je ne pourrais m'empêcher de déverser mon fiel à mon tour. Je me suis tu, aussi, parce que j’ai été repris par les champs.  Je n’ai jamais demandé conseil à quiconque pour écrire même quand j’étais à Alger. J’ai écrit librement  alors qu’actuellement je vois ce qui se passe. Il y a des livres insignifiants et l’on  en fait des Best seller et il y a des livres qui sont écartés pour des raisons injustes, inexplicables. C’est ce qui m’a découragé. J’ai arrêté parce que j’ai retrouvé mes promenades et mes travaux dans les champs. C’était plus agréable, plus facile pour moi de descendre à la rivière, de greffer, de piocher un peu,  de m’allonger au soleil et à l’ombre selon les jours  que d’écrire. 

     

    Est-ce à dire que ces délices champêtres vous manquaient lorsque vous écriviez ?

    Ça  me manquait un peu. Mais c’est plus complexe que ça. Il m’est arrivé d’écrire alors que je travaillais dans les champs. Tiferzizouith, je l’ai pensé dans ma tête avec tellement de précisions, j’ai pensé le plan, les grandes idées, et l’écriture venait facilement. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément, c’est Voltaire qui l’a dit.

     

    Vous avez quitté le pays dès l’indépendance pour la France, en Indre et Loire et vous y êtes revenu vingt ans après. Etiez-vous encore en France lorsque votre premier roman est paru à la Sned en 1979 ?

    J’ai vécu toute la guerre ici dans ce village du colonel Amirouche. J’étais citoyen français. Mon père était citoyen français de son temps. Car, pour prétendre entrer à l’école normale de Bouzareah, il fallait être citoyen français et c’est ainsi qu’il a demandé la nationalité française. C’est ce qui m’a facilité le départ en France en 1963. À cette date, il n’y avait pas d’école sérieuse et je tenais à instruire mes quatre enfants. Je suis resté vingt ans en Indre et Loire, au centre de la France pour instruire mes enfants et bien sûr j’ai travaillé dans le contentieux des assurances des hôpitaux. Je me suis mis à écrire petit à petit. J’avais la nostalgie du pays. Mais je n’ai pas adressé mes écrits à un éditeur français. C’est quand j’ai décidé de revenir au pays que j’ai pensé qu’il faudrait mieux faire rentrer un livre  en guise de présentation, de retour, et surtout pour démontrer que j’avais vécu la guerre de libération, ici, au village. C’était le roman La maison au bout des champs. C’était pour tranquilliser les gens, qu’ils ne se disent pas que c’est un roumi. J’ai vécu toutes les années de  guerre ici au village et je l’ai démontré par une exactitude des faits. La maison d'édition, la Sned,  a accepté mon roman sans problème, il n’y avait rien à corriger. Après sa publication en 1979, je suis rentré. Les journaux parlaient de mon roman. C’était en 1980.  J’ai envoyé le manuscrit d’Indre et Loire à Alger. Par la suite, j’ai fait la connaissance des responsables de la Sned.

     

    Une volonté de réinsertion littéraire en Algérie, par la voie de la littérature ?

    J’ai édité La maison au bout des champs en 1979, je suis venu en 80, une fois que le roman a été bien reçu par la presse. Il n’y avait que Djaout  qui m’a critiqué. Il n’a pas aimé le roman. Je lui ai répondu à titre amical en lui disant que j’étais né en 1922 alors qu’il avait à peine ouvert les yeux sur le monde. S’il y avait quelqu’un de nous deux qui connaissait quelque chose sur l’Algérie, c’était bien moi bien moi.  Quand je suis rentré, je l’ai rencontré  pour la première fois au siège des éditions de la Sned, à Alger. Nous ne nous connaissions pas. Nous avons été présentés. Je ne me suis pas gêné de le lui signifier que lui, à peine né, a osé critiquer  un homme comme moi qui ait vécu toute la guerre de Libération dans mon village natal. C’est ainsi pourtant que nous sommes devenus  de très bons amis.  

     

     

    Quel a été l’élément déclencheur  de votre passion pour l’écriture?

    Mon père Mohand Améziane. Alors directeur d’école, il écrivait déjà dans la Voix des humbles, la revue des instituteurs de l’époque.  Il avait une grande renommée. Il signait Wah Young  comme un chinois. Il voulait se cacher, mais c’était clair comme le jour. Mon père m’a fait aimer la lecture, il m’obligeait à lire, à lui expliquer ce que j’avais lu  dans le détail.

     

    À part La maison au bout des champs,  aviez-vous  écrit tous les autres romans à Tassaft Ouguemoune ?

    Non, Les conquérants au Parc Rouge, je l’avais commencé en France ; je l’ai complété et corrigé ici, au village. La maison au bout des champs a un caractère symbolique. Celui de la maison isolée, au bout du village, que l'on ne voit pas souvent mais qui a une grande importance. C'est celle d'une famille pauvre, ignorée par les riches, mais qui vit dans la propreté, le courage et le dévouement qui la rendent en réalité très respectable. C’est une maison qu’on ne voit, dont on ne parle pas alors qu’elle est d’une honnêteté, d’une respectabilité exemplaire. C’est pour cela que j’ai situé le refuge des djounoud dans cette maison à l’écart, au bout des champs, négligée alors qu’elle est plus valable que toutes celles des nantis. C’est là l’esprit de ce roman.

     

    En lisant Les conquérants au Parc Rouge et Ce mal des siècles , le lecteur se dit que vous avez vécu la situation, cet hôtel de Montreuil où s’entassent les émigrés du continent africain. Aviez-vous vécu cette émigration ? Comment cette réalité de l’émigration  a-t-elle nourri votre écriture?

    J'ai effectivement vécu tout près de l'hôtel du Parc Rouge dont je connaissais et rencontrais quelques clients dans leurs chambres. Ces derniers me renseignaient sur leur existence ; ce qui rend le récit très proche de la vérité. C'est donc ainsi que j'ai vécu l'émigration, mais en marge des points et des moments « chauds », puisque ma formation intellectuelle, ma domiciliation et mes préoccupations m'éloignaient de la véritable existence des exilés.  Mais, je l’ai observée. Il n’y a que de grandes vérités. Ce n’était pas l’avis  de Christiane Chaulet Achour qui a mal lu le roman. Pour elle, j’exploitais une mésentente franco-algérienne pour finir par dire qu’elle se réconciliait. Elle cultivait le brouillage. Non, j’avais effectivement des amis, des immigrés qui travaillaient à l’usine dormaient à l’hôtel du Parc Rouge. Je connaissais Mme Léon, la patronne, M. Albert son compagnon. J’allais prendre un pot de temps à autre avec eux et écouter les petites histoires, les chroniques de la vie de cet hôtel

     

    Briki, le personnage de Les conquérants au Parc Rouge, c’est un peu, vous, non ?

    Ha, non. Briki ce n’est pas moi. Moi je suis le descripteur, l’interprète de ce que je voyais et de ce que j’entendais. Je ne suis pas dans le roman. Peut-être inconsciemment. Quand on écrit, parfois, on parle de ses impressions personnelles tout en croyant parler des impressions de tel ou tel personnage.

     

    Dans cet hôtel, vous décrivez l’Afrique expatriée…

    Toute l’Afrique. Le personnage Djoumka, le noir, a réellement existé. Nous lui  demandions souvent : « allez djoumka, joue-nous un peu de musique » Il allait dans sa chambre et faisait résonner l’instrument. Il ne savait pas jouer en vérité.  Malgré la tragédie de la situation que je décris, je trouve toujours moyen d’accrocher un vieux Djoumga qui fait rire, une Mme Léon qui répétait  «  Ce n’est pas malheureux tout ça !, avec tous ces impôts et la TVA maintenant ! » L’expression pour moi, est l’essentiel. Pour se faire lire et comprendre, il faut écrire simple. Pour défatiguer le lecteur, il faut toujours introduire des anecdotes, de l’humour. Quand un émigré demandait une place à l’hôtel du Parc Rouge à Mme Léon, elle l’écoutait d’abord, jaugeait si c’était possible de lui soutirer quelque avantage, sinon elle lui promettait d’en parler à M. Albert «  un de ces jours ». Si le nouveau venu voit M. Albert, ce sont les mêmes réponses. 

     

    Dans ce roman, vous employez un français argotique de l’époque..

    Oui, c’est voulu. Plusieurs journalistes me l’ont reproché. Pour ma part, j’ai pensé que cela faisait plus vrai, plus réel. Et je vous l’ai dit, je ne tiens pas à ce que mes livres soient difficiles à lire. Un livre, on le prend pour se délasser un peu.

     

    Comment ces deux romans ont - ils été accueillis au moment à leur sortie ?  

    Magnifiquement. Ils ont été vendus si tôt édités. Ils n’ont pas été réédités parce je n’avais pas voulu.  Disparue,  la  Sned a été remplacée par l’Enal qui a édité Les conquérants au parc rouge. La maison d’édition nous a fait passer un concours à quatre ou cinq pour désigner un lecteur correcteur. J’ai été recruté à ce titre. L’éditeur confie à trois ou quatre personnes différentes qui ne se connaissaient pas la lecture-correction d’un manuscrit. Elles devaient donner leurs avis sur le style, la forme, le fond, la présentation…Parmi les livres, nombreux que j’ai eu à lire en manuscrit, je peux citer Etre juge de Mme Leila Aslaoui.

     

    Vous avez donc été à la source de ce qui se produisait en littérature en ce début des années 1980…

    Oui, et ce n’est pas pour me vanter, tous les grands livres sont passés entre mes mains.

     

    De tous les livres que vous avez écrits, selon les critiques, le plus abouti est Tiferzizouith ou le parfum de la mélisse.

    Le meilleur, je crois. Ça dépend, ils ne sont pas du même genre. Ce mal des siècles parle du racisme ; Les conquérants au Parc Rouge traite en vérité du colonialisme. Les racistes français appelaient les émigrés « les conquérants » en souvenir des conquêtes arabes. Quand ils voyaient un nouveau venu étranger débarquer dans le quartier, un kabyle ou un Arabe, ils disaient « Voilà encore un conquérant ». C’est ce qui m’a donné l’idée du titre Les conquérants au Parc Rouge. Dans ce roman, j’ai démontré que ces « conquérants » étaient des gens très doux, très courageux. J’ai insisté pour démontrer que c’était des gens normaux.`

     

    Peut-on dire que Tiferzizwit ou le parfum de la Mélisse est votre roman phare?

    Ce roman, je l'ai pensé et écrit dans mon cœur, à chaud, au cœur de la guerre d'Algérie que j'ai entièrement vécue dans mon village, qui est celui du glorieux Colonel Amirouche. Ce roman, c'est donc notre guerre vécue sur ses lieux de déroulement, vue de l'intérieur de la Kabylie et « du dedans des esprits », non de loin ou par l'intermédiaire de journaux ou de récits postérieurs plus au moins fantaisistes. Ayant vécu au cœur de la tourmente, j'ai pu observer mes compatriotes, surtout les humbles, noter leurs misères et bonheurs, sentir leurs émotions, mesurer leur révolte, leurs combats, leurs lassitudes et déprimes, leurs espérances et sursauts. Hand, le vieux berger, Driss et Maha, deux jeunes anonymes, se révélaient des guerriers accomplis, modulables et admirables. Ce livre, je l'ai écrit avec le désir de montrer le vrai visage de la Kabylie, cette région montagneuse, boisée et herbue qui embaume en toutes saisons. Son parfum dominant ne peut être pour moi, fils du Djurdjura, que le plus précieux, celui de la mélisse ou citronnelle appelée Tiferzizwith pour deux raisons : d'abord parce qu'elle est appréciée par les abeilles,   Son parfum est vraiment aimable ; ensuite parce que ses feuilles ont des nervures qui les font ressembler aux ailes des abeilles. Donc cette œuvre est mon chant d'amour offert à ma région natale, la Kabylie, partie remarquable de ma patrie l'Algérie.

    L'avez-vous conçu comme un roman écologique ?  Il y a beaucoup plus l’éloge de la nature, des plantes, des sources, des arbres…

    Tout se tient et s'entre- pénètre dans l'existence. Dans mon œuvre Tiferzizwith…, je me suis attaché à décrire un genre de vie (la vie rurale), à rapporter des qualités humaines (travail, sagesse, courage…), à décrire des aspects plaisants, des composantes prenantes de la nature, mais sur le mode poétique, sans insister sur leur rôle écologique. J'ai voulu qu'on y trouve surtout une « sociologie » élargie où l'on rencontre l'ethnographie, la démographie, et puisque vous le voulez, l'écologie.  Je ne peux pas m’en empêcher. J’aime beaucoup la nature. À chaque occasion qui m’est donnée, je la célèbre, même en pleine guerre.

     

    Un écrivain vert ?

    Je ne peux pas oublier la nature. Il faut vous dire que j’étais un grand chasseur. Je suis descendu et remonté au moins une vingtaine de fois dans chacun de tous les ravins à dix kilomètres alentour de ma maison. J’aimais l’agriculture noble, tailler les arbres fruitiers, j’aimais greffer. Dans ma musette de chasseur, il y avait toujours une petite scie pour la greffe. Je vois un pied d’olivier sauvage ou de merisier qui mérite d’être greffé, je ne peux m’en retenir. Je suis certain qu’il y beaucoup de gens qui ont mangé des cerises ignorant qu’elles venaient de mon travail. Je ne peux pas dissocier ma vie de la nature. Dans tous mes livres, dans le moindre de mes articles et chroniques Lettres de Kabylie, il est rare que je ne revienne pas sur une description d’un paysage familier. Il y a beaucoup d’écologie prenante, tellement prenante qu’elle a inspiré Aït Menguellet et pas seulement, des poètes du monde entier. Mais, pour moi, il s’agit d’une écologie spéciale : une écologie des pierres, des ravins, des pics inaccessibles ; ce n’est point l’écologie des jardins odorants.

     

    Avez-vous été influence par Jean Giono, le chantre de la Haute Provence avec Regain, Troupeau, … ?

    Les romans de Giono étaient mes livres de chevet. Lui aussi écrivait de manière facile. Je n’ai pas essayé de l’imiter, mais je l’ai tellement aimé que certainement sans le vouloir, je l’aie un peu imité.

     

    Dans Les conquérants au Parc Rouge, le lecteur non averti pourrait dire que Chabane Ouahioune décrit l’émigration kabyle ancienne alors qu’il s’agit de toute l’Afrique et aussi des Français déclassés… Des Français de souche, des Français d’origine kabyle, des noirs, des métis…

    Il y a de tout, c’est fait intentionnellement pour qu’on oublie ce mot de « folklore » lié par des esprits malintentionnés à la Kabylie, au « terroir ». 

     

    Dans les anthologies consacrées à la littérature algérienne, vous êtes classé parmi d'autres auteurs sous la rubrique Les écrivains du terroir Vous reconnaissez-vous comme tel ?

    C’est Christiane Chaulet Achour dans son dictionnaire qui m’a catégorisé ainsi. Je lui ai répondu « Vous m’avez traité d’écrivain du terroir, je répondrai premièrement qu’écrire sur le terroir, ce n’est pas démériter, on est obligé de décrire ce qui nous entoure - moi ce qui m’entoure c’est la Kabylie et j’ai décrit la Kabylie. Deuxièmement, lui ai-je dit, je ne suis pas que cela :  Ce mal des siècles peut-on le traiter de folklore ? Les conquérants au Parc Rouge est-elle une œuvre folklorique ? J'ai écrit au sujet des Hauts Plateaux. Là où je traite du terroir, je veille à évoquer les « vues extérieures » qui ne concernent pas uniquement un seul coin de terre. Mais est ce que tout le monde le remarque ? Dans mes expressions, une description de la nature que je fais ici peut se retrouver ailleurs.

    La démographie ne saurait tenir dans le seul terroir, ni la sociologie, ni la philosophie que mes œuvres évoquent amplement. Par ailleurs, Ce mal des siècles relatant des événements ayant eu pour théâtre un pays étranger, loin de la Kabylie et de l'Algérie, ne peut être considéré comme une œuvre du terroir. J'y ai disséqué le racisme, mal de tous les temps et de tous les pays. Les conquérants du Parc Rouge décrit des quartiers de la région parisienne et rapporte des faits qui s'y sont déroulés. On y est loin du terroir. Il en est de même pour Itinéraires brûlants qui brosse les luttes de fidaïs dans la région de Dellys, comme j'ai évoqué d'autres luttes en d'autres lieux. Et la guerre d'Algérie, d'envergure internationale, ne relève pas du simple terroir. En ma qualité de lecteur-correcteur à la SNED, j'ai lu bon nombre de livres et j'ai constaté que certaines anthologies ne les jugeaient pas à leur valeur réelle. 

     

     

    Dans votre œuvre romanesque,  le retour au passé est constant. Une fuite de la réalité du présent ?

    J’ai écrit sur le passé avec beaucoup d’appréhensions là où j’étais obligé vraiment de revenir sur le passé. J’ai voulu qu’on sache tout de même que les paysans d’antan, bien qu’ils n’aient pas eu de ressource, pouvaient vivre sur cette terre par leur seul travail, par leur seul labeur. Ils plantaient, ils greffaient, ils taillaient même les chênes pour avoir des glands assez gros pour pouvoir les moudre et en faire de la farine comestible. Là où c’est nécessaire, je reviens sur le passé, là où ce n’est pas nécessaire, j’évite.

     

     

     Y a-t-il un lien entre vos chroniques Lettres de Kabylie et vos romans ?

    Il y a un rapport très net. Toute ce que je n’ai pas osé écrire dans un livre qui reste en permanence à la portée de tous mes amis et de mes ennemis surtout, tout ce que j’ai voulu y éviter, dans mes lettres, je l’ai écrit. Une manière d’être en accord avec moi-même.   Ces piges que je choisissais librement m'ont permis de préciser, de compléter, de renforcer (sans le dire) certains passages de mes livres où je ne pouvais trop insister sans nuire au suivi de mon texte. Ainsi, j'ai pu présenter des personnages curieux et sérieux, décrire des scènes de fêtes, exposer des pensées intimes, expliquer des mots de philosophes et de grands hommes. J'y ai développé des adages de chez nous. J'ai pu y décrire longuement des sites esquissés dans mes œuvres : « Mon ruisseau », « L'olivier bossu » « La route de Granite », « Nos frères », « Le mensonge de l'étoile », « Billet de retour »… 

     

    Avez-vous rencontré Mouloud Mammeri ?

    Je l’ai connu en 1946. J’avais loué, avec un camarade,  une chambre à l’hôtel National, sis au carrefour de la rue d’Isly et la rue Rovigo.  Mammeri y avait lui aussi sa chambre, il était professeur à Ben Aknoun. Il aimait cuisiner ; il aimait surtout préparer du thé à toute heure et il écrivait. Nous avions fait connaissance, il nous invitait à dîner, à déguster son thé, on discutait. À chaque fois qu’il terminait un chapitre de son manuscrit, il me le donnait en me disant « lis-le sérieusement et fais-moi un rapport sur ce que tu en penses » J’ai été ainsi le premier à lire en manuscrit avec l’encre toute fraîche encore La colline oubliée. C’est un épisode de ma vie qui m’a encouragé à écrire moi aussi.

     

    Dans une époque plus récente, comment aviez-vous accueilli les romans de Tahar Djaout ?

    Tahar Djaout était compliqué. Il était tellement compliqué  que je ne l’ai pas bien compris.

     

     Est-ce que vous sous reconnaissez dans un  mouvement littéraire ?

    Je n’appartiens à personne. J’ai l’impression d’avoir ignoré toutes les écoles, toutes les tendances, même celles que j’aime, même celles que j’admire. Je n’ai pas essayé d’en tenir compte dans mes écrits. Sinon, inconsciemment. Comme j’ai beaucoup lu, il se peut, sans m’en douter,  que j’ai mémorisé telle façon de présenter quelque chose 

     

    Vous revenez sur la scène littéraire avec un roman pour la rentrée littéraire 2010…

    Oui, ce roman s’appelle L’Aigle du rocher. Il sera publié aux éditions Enag à la rentrée 2010. Le contrat m’a été envoyé et mon manuscrit a été accepté sans aucune retouche. L’aigle du rocher est une histoire d’un aigle du Djurdjura. Ce sont mes petits-enfants qui sont nés en France, qui, bien qu’ils soient venus ici, au village, ne connaissent pas bien la Kabylie. Ce sont eux qui m’ont demandé d’écrire pour leur faire connaître la Kabylie. J’ai réfléchi et je me suis dit que je ne pouvais pas leur faire une description classique de la région. J’ai alors imaginé l’histoire d'un aigle du Djurdjura qui plane, se bagarre avec d’autres rapaces, agrippe des marcassins, des lièvres, qui voyage, qui connaît les villages, les rivières, les routes, et je le fais parler comme un être humain. Je le fais parler avec d’autres oiseaux, d’autres animaux, le chacal, le sanglier …

     

    Un conte ?

    Plus qu’un conte, un symbole. Tiferzizwith c’est symbolique.

     

     

     

     


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  •  GRANDE FIGURE DE LA LITTERATURE ALGERIENNE

     

    Chabane Ouahioune : romancier  et chroniqueur

     

    Quand les mots conquièrent les nids d’aigle…

     

     par rachid mokhtari

    L’auteur de Tiferzizouith ou le parfum de la mélisse revient, du haut de ses quatre-vingt neuf ans, sur les devants de la scène littéraire qu’il a marqué de sa griffe au début des années quatre-vingt, avec un roman au titre évocateur de son amour inextinguible pour sa terre natale, la Kabylie: L’Aigle du rocher.

     

    Cet oiseau de proie, de fierté et de puissance, Chabane Ouahioune l’a conçu comme un messager romanesque chargé, par sa connaissance intime et céleste de son territoire imprenable de raconter, de ses vols majestueux et ses pics, ailes déployées et le regard perçant, de raconter les villages, les ravins, les cours des rivières, la faune, la flore, le dur labeur des paysans aux terres escarpées, aux enfants, à ses petits-enfants. Un legs d’une passion. Une prosopopée, un conte raconté du ciel, des cimes du Djurdjura sur lesquelles, été comme hiver, s’ouvrent les fenêtres de la maison de l’écrivain. Tant d’années ont suivi le cours des rivières qui peinent à se frayer un cours au fond des gorges enserrées. Il est là, debout, du haut de son balcon, il regarde, il se regarde car la nature est son miroir. Devant tant de splendeur végétale, peu importe le poids des ans. L’aigle, jamais, ne vieillit dans sa symbolique. Il est toujours peint, décrit, raconté, imaginé dans sa puissance légendaire, emblématique. D’autant qu’il ne s’agit pas de n’importe quel aigle. L’Aigle du rocher. Il est né dans ce village en nid d’aigle le 23 avril 1922, à Tassaft Ouguemoune, cœur et fief révolutionnaires du Colonel Amirouche, chanté, loué pour sa témérité et celles de ses hommes aux maquis libérateurs, surnommé, à juste titre « l’Aigle du Djurdjura ». La symbolique ne s’épuise pas. L’enfant Chabane a qui de tenir. Son père, Mohand Améziane, normalien de Bouzareah, fin lecteur, écrivait des articles dans La voix des humbles, le journal des instituteurs du début du vingtième siècle. Il sait, comme Mouloud Feraoun, que seule l’instruction, pour l’indigène colonisé, vainc la misère et affranchi du joug, des pièges, quand bien même cette instruction est chichement distribuée, comme les sacs de blé aux temps de la disette, aux colonisés qui, pour la ténacité qu’ils ont acquis à braver les rigueurs montagneuses, jusqu’aux nids d’aigles, apprennent avec rage l’alphabet des plaines conquises. Le jeune Chabane entre lui aussi à l’école normale en 1942. Un sanctuaire de la connaissance qui promet un avenir tout tracé sur les pas prestigieux du paternel, n’eût été l’ordre de réquisition sur les fronts de la Seconde guerre mondiale. Beaucoup d’élèves de sa section se sont vaillamment sacrifiés pour la France libre contre le fascisme. La mort des jeunes montagnards hors du charnier natal est pareille à ces oiseaux rapaces exotiques, exilés de leur désert , pour distraire les touristes de passage dans les périphéries des capitales de l’or noir  d’Arabie. L’armistice signé, Chabane Ouahioune retrouve Tassaft Ouguemoune et reprend ses études à l’école normale de Bouzaréah. Mais quelque chose en lui s’est sans doute cassé au contact de la réalité sordide de la guerre. Trop d’injustices. Tel le personnage de Mouloud Mammeri dans son roman Le sommeil du juste revenu du Front désenchanté. Jusque dans les vertus de la République et de l’école de Jules Ferry.

     

    Chabane Ouahioune rompt ainsi avec l’héritage pédagogique du père et décide de s’inscrire à la Faculté de droit d’Alger pour devenir avocat. Il y décroche son  certificat d’aptitude au grade de Bachelier en droit en date du 26 juin 1948 et son diplôme de licencié en droit le 25 février 1949.  Trois années auparavant,  en 1946, alors étudiant en droit,  dans un hôtel d’Alger centre où il a loué une chambre avec un de ses amis, il fait la connaissance d’un locataire qui aime cuisiner, préparer du thé à satiété et écrire. Ce locataire n’est autre que Mouloud Mammeri, alors enseignant au lycée de Ben Aknoun. Il apprécie les qualités morales et intellectuelles de son hôte, Chabane Ouahioune. Il lui confie même, sitôt écrites, des pages de son manuscrit, son premier roman La colline oubliée. Ouahioune s’en délecte dans sa chambre d’hôtel où, sur la demande appuyée de Mouloud Mammeri, il se fait lecteur de manuscrit et de quel manuscrit ! Trente années plus tard, après la publication de son premier roman La maison au bout des champs, Chabane Ouahioune est lecteur correcteur aux éditions Sned. Le premier contact avec l’écrit romanesque date de cette rencontre décisive avec Mouloud Mammeri, un « pays » de Beni Yenni tout proche de Tassaft Ouguemoune. Pour un indigène, même naturalisé français pour les besoins de la cause professionnelle, le barreau est un guêpier. Plaider, oui, mais quelles causes, hormis les affaires de chiens écrasés ? Les événements se précipitent et, avant que n’éclate la guerre de Libération, Chabane Ouahioune quitte Alger, le barreau compromettant et de nombreux amis et personnalités du milieu politique et juridique algérois d’alors. Il prend son envol vers Tassaft Ouguemoune où, au milieu des siens, il vit la guerre de Libération, de son déclenchement à la Libération. Il n’est ni instituteur ni non plus avocat.

     

    C’est un paysan qui travaille la terre, s’emploie à la greffe des arbres fruitiers ; c’est un chasseur à la gibecière toujours pleine, familier des ravins, des rivières, de la diversité florale et faunistique de son coin natal aux reliefs tourmentés qui, en ces hivers de lutte, connaissent les bourrasques de neige du Djurdjura mais aussi l’indolence feinte de l’aigle du rocher. Les maquisards et le Colonel Amirouche en tête, ne sont pas sans savoir que ce chasseur de gibier sur le terrain de leur maquis est « d’éducation kabyle et de culture française » naturalisé français. Il ne prend pas le maquis. Mais, ils lui vouent le respect. Il aide les maquisards, paye ses cotisations et n’hésite pas à reprendre contact avec ses amis hauts placés d’Alger, du Gouvernement, pour plaider la cause d’un citoyen injustement arrêté dans la région, tel fut le cas d’une jeune fille de Tassaft qui, sans son intervention, aurait été tuée par ses geôliers. De toutes ces années de guerre vécue au cœur de la Kabylie d’Amirouche, Chabane Ouahioune n’en a pas fait véritablement son Roman de l’héroïsme guerrier, du moins un témoignage d’autoglorification. Dès l’indépendance et les premiers déchirements fratricides des « Conquérants », il fait sa valise et rejoint, citoyen français, la France qui n’est pas sa patrie, en Indre et Loire. D’abord, seul, pour prospecter des possibilités d’embauche. Avocat à Paris ? Une lubie. Mais des perspectives de travail s’offrent à lui dans les nombreuses affaires litigieuses du contentieux dans le domaine public, principalement dans les hôpitaux. Il revient à Tassaft Ouguemoune, prend sa famille en Indre et Loire. C’est l’année 1963. Malgré les vicissitudes de l’exil assumé, Chabane Ouahioune gagne aisément, pour l’époque, sa vie et celle de sa famille. Il  a l’œil aiguisé d’un aigle qui fonce sur sa proie. Il est à l’écoute des transplantés, ouvriers venus de toute l’Afrique mais aussi des Français, des Italiens, des Portugais, tassés dans cet hôtel du Parc rouge tenu par Mme Léon, égayé par Djoumga, un noir qui gratte sa guitare quand la quinzaine tarde à venir au grand dam de la logeuse qui a fort à faire avec les impôts et les descentes de police, fréquentes. Il en fait un roman, pas son premier, pourtant. Il a la nostalgie du pays, surtout de la nature sauvage de Tassaft Ouguemoune. En Indre et Loire, il y a des hirondelles, des vaches. Il a besoin, aux heures fraîches des cours d’eau, des ravins, des sentiers à donner le vertige même aux chèvres insatiables, d’admirer le maître des cimes, son Aigle du rocher.

     

    Il décide de mettre un terme à son exil. Il veut rentrer au pays. Mais de quelle manière ? En tout cas, pas à la façon de l’émigré ordinaire. D’Indre et Loire, il envoie un manuscrit à la SNED qui l’accepte sous le titre d’origine La maison au bout des champs et le publie en 1979. Son auteur, en Indre et Loire, en savoure le succès éditorial à travers la presse.Une année après la sortie de son roman, Chabane Ouahioune rentre au pays où l’a précédé son livre. Certes, il aurait pu le publier en France, s’y faire une notoriété. Il a décidé de l’envoyer au pays, comme en un retour d’abord littéraire avant l’embarquement physique. Ce roman, au titre énigmatique, La maison au bout des champs, raconte toutes ses années de guerre à Tassaft Ouguemoune par la symbolique de ce gît isolé ( celui d’une vieille femme gardienne des lieux et des maquisards) oublié, jeté aux oubliettes, à la périphérie des champs, d’où ce repli géographique « au bout des champs ». La seule critique, assez virulente pour l’époque, est venue de Tahar Djaout dans les colonnes du quotidien El Moudjahid, daté du dimanche 30 septembre 1979, date de parution du roman, dans un article sous le titre  Un roman circonspect .  Il l’introduit par des observations de forme sur la couverture du livre : « Sous cette couverture pour le moins inesthétique, qui irait parfaitement, avec ses bandes colorées et son jeu de rectangles, à un ouvrage d’audit ou à un quelconque traité d’informatique, se cache bel et bien un roman » Ce qu’il en dit du contenu est au cœur du débat de l’époque sur le traitement romanesque de la guerre de Libération des années après son déroulement : « Il est par ailleurs remarquable que, dans la littérature algérienne, les seuls romans valables sur la guerre sont ceux écrits durant la guerre. Ce qui fait la valeur et la vérité des œuvres de Mammeri, de Dib et de Kateb, c’est sans doute cette colère recueillie sur le vif et cette inscription au cœur d’un désarroi et d’une explosion qui étaient quotidiens. Mais depuis l’indépendance, nous voyons naître chez des auteurs qui n’ont pas écrit durant la guerre, une sorte de littérature qui fonde sa condition d’exister sur un renoncement au présent » Cette mise en situation n’est pas, loin s’en faut,  pour conforter le roman : «  La maison au bout des champs, écrit Djaout, pose la problématique de l’impossible engagement d’un homme empêtré dans son intellectualité ( mis entre guillemets). Comme détaché de la tournure de la guerre que seuls lui rappellent ses perpétuels cas de conscience, il se contente chaque matin d’ouvrir une lucarne pour regarder et écouter. Ou encore, assis tranquillement devant sa porte,, il « songe dans la clémence du soleil, assailli de tous côtés par les bruits de bataille et de bombardements ».  Djaout nuance, néanmoins, son propos dans la chute de son article : « Certes, tout n’est pas mauvais dans ce roman. Quand Ouahioune laisse en paix l’héroïsme et les héros pour parler de l’été, des lézards et de la mouture des piments, il nous donne des pages d’une agréable sensualité. Il ne manque à La maison au bout des champs fabriqué à l’aide de faits qu’on sent authentiques et imprégnés d’amour et d’émotion, que cette transcendance de l’événement et un certain travail d’écriture qui en auraient fait un véritable roman ». Djaout et l’auteur deviennent amis et entretiennent un respect mutuel. Dans ses Lettres de Kabylie paraissant au quotidien Le Soir d’Algérie, après l’assassinat de Djaout, Chabane Ouahioune n’a pas manqué de rendre hommage à ce poète des « enfants terribles » de la littérature algérienne.

     

    Dans ses bagages du retour définitif au pays de l’Aigle du rocher, Chabane Ouahioune n’a pas oublié un manuscrit ébauché en Indre et Loire. Il le fignole à Tassaft Ouguemoune. Les conquérants au parc rouge, c’est le titre du roman, est publié toujours par la Sned en 1981. Au grand bonheur de son critique Tahar Djaout, Ce roman ne traite pas de la guerre même si c’est son contexte historique qui en constitue le cadre. Le parc rouge dont il s’agit est un hôtel miteux à Montreuil où logent les immigrés débarqués d’Algérie et de pays de l’Afrique subsaharienne.  L’auteur y décrit la misère noire, la quête incertaine de l’embauche, mais aussi la solidarité et la douceur de ses compatriotes avec humour et véracité. Quant au terme  Les conquérants, celui-ci était employé par les Français de la métropole qui qualifiaient les nouveaux débarqués de « conquérants » avec une charge péjorative, faisant allusion à la conquête islamique qui s’en fut jusqu’aux portes de l’Europe. Une touche symbolique du titre par laquelle Chabane Ouahioune dénonce le racisme, un thème qu’il développe dans un autre roman  Ce mal des siècles.  Dans une étude critique « Clichés et métaphores dans une littérature de commande idéologique : Lecture de douze romans publiés en Algérie de 1967 à 1980 », Charles Bonn se propose de  décrire la   faillite discursive  du  discours identitaire d'Etat, dans son application à une littérature de commande à travers douze romans, tous publiés à la SNED. Parmi ces derniers, ceux de Chabane Ouahioune : «  La fonction commémorative semble donc prédominante, et s'inscrire dans une double dynamique de ralliement : ralliement à la dimension commémorative que l'idéologie officielle semble considérer comme la caractéristique d'une littérature nationale ; ralliement à un modèle de littérarité diffusé en grande partie par l'école » Cette constatation faite, le spécialiste relève : «   Quoiqu'il en soit, seuls La Mante religieuse de Jamal Ali-Khodja (1976) et Les Conquérants au Parc rouge (1980) de Chabane Ouahioune ne situent pas tout ou partie de leur action dans le cadre de la Guerre d'Indépendance. 1979 et 1980 (…) ,  une relative diversité commence à se faire jour parmi les sujets des romans.  Seul Les Conquérants au Parc rouge (1980), de Chabane Ouahioune situe résolument son action dans l'actualité de l'émigration algérienne à Paris, dont il se veut la chronique vivante ».  Analysant, après Tahar Djaout, le roman La Maison au bout des champs,  relève à son tour : « La Maison au bout des champs nous décrit la voie triomphale du "djoundi" qui gagne toutes les batailles à un contre deux cents, car le bon droit rend invincible. La métaphore diégétique dans ce roman pousse d'ailleurs sa logique jusqu'à trahir son propre dessein de dénonciation des atrocités de la répression colonialiste, puisque, citant l’auteur, «  s'en prendre à une pauvre maison inoffensive (y) constitue la mesquinerie la plus abjecte dont pouvaient se rendre coupables des hommes qui se disaient guerriers ».  Dans Les Conquérants au Parc rouge le paysan algérien obligé d'émigrer dix ans après l'Indépendance, pour des raisons économiques, soit celui-là même qui tient dès son arrivée en France le discours étatique le plus lénifiant, n'évitant même pas la formule devenue célèbre de l'Algérie qui "va de l'avant", ou que dans le même roman, un autre personnage affirme, contrairement à l'évidence non seulement politique, mais encore sociologique de l'Algérie actuelle, que la Djemaa, dont les romans de Mammeri, entre autres, nous ont montré la ruine irrémédiable face à la guerre, mais aussi à la modernité, est "redevenue le forum démocratique des hommes libres, comme dans l'ancien temps" .  Chabane Ouahioune décrivant un des personnages des Conquérants au Parc rouge comme un "troubadour sans châtelaine" , et commençant ce même roman par ce morceau de bravoure stylistique qu'est la reproduction sur cinq pages de la conversation argotique de "loubards" bien parisiens. Le projet ethnographique est si impératif dans La Maison au bout des champs que Chabane Ouahioune n'y hésite pas à interrompre le récit crucial de la torture de Selma pour nous dire longuement comment, et selon quels rites séculaires, sa maison avait été construite. »

     

    D’autres romans suivront dans la même veine. C’est en 1984, aux éditions Enal qu’ il livre son roman le plus abouti et par lequel il conquiert ses Lettres de noblesse. Il s’agit de Tiferzizouith ou le parfum de la mélisse. D’ailleurs, les éditions Enal mettent le paquet dans l’illustration de la couverture et la mise en page. La critique y a vu un roman « Vert », naturaliste, écologique. Le titre l’énonce d’emblée par la référence en kabyle à la citronnelle ( ou la mélisse) dont butine l’abeille. Dans ce roman, enfin, Chabane Ouahioune retrouve son Aigle du rocher, l’intimité avec la nature, la faune, la flore, les rivières, les ravins à travers M’hand, son personnage à la Giono et, plus algérien, à la Malek Ouary qui, dans Le grain dans la meule décrit l’Assif Nath Abbas, né des cimes du Djurdjura, aux berges herbeuses et giboyeuses. Mais le contexte historique reste celui de la guerre et de ce besoin de décrire les us et coutumes d’une société insulaire. Pourtant, le chante de la nature sauvage exprime son amour à la terre natale par ce qu’elle a de végétal, d’humus pérenne et non pas ( plus) par l’héroïsme ou le discours idéologique ou dogmatique. Le roman a eu bonne presse et les chroniques radiophoniques  n’ont pas manqué de relever la naissance du roman écologique algérien. Même si,  questionné à ce propos, l’auteur s’en défend sans écarter cette interprétation. Car, toute son œuvre romanesque ( sept romans) a été nourrie par  la terre, comme substrat physique et symbolique. Pour être en paix avec lui-même, il dit avoir été repris par sa passion de la chasse, dévalant les ravins, suivre les méandres des rivières et surprendre en ces aurores estivales l’envol impeccable de l’Aigle du rocher. Mais la greffe n’ a pas pris. Les chasseurs aux armes traîtres ont eu raison de son élan. Ouahioune arrête son œuvre romanesque à l’orée des années quatre vingt dix, rouges et noires du terrorisme. Mais il se fait chroniqueur hebdomadaire au journal Horizon puis au Soir d’Algérie. Dans ses chroniques, l’actualité sanglante de son pays est fondue, comme pour la piéger dans ses salissures, ses horreurs, dans un amour, une sensualité, une sensibilité à fleur du mot, à son terroir si divers, si beau, si floral, si humain dans sa sévérité et sa vérité montagneuses.

    Cette rentrée littéraire de 2010, après plus de vingt ans d’absence de la scène littéraire, Chabane Ouahioune revient, à 89 ans, au roman avec L’aigle du rocher attendu aux éditions Enag. Il l’a conçu, dit-il, comme un legs à ses petits-enfants qui lui ont demandé expressément de leur conter la Kabylie qu’ils ne connaissent pas suffisamment,  parce que nés et vivant en France. Il y fait parler un aigle dans ses voyages célestes au-dessus de la Kabylie, de ses montagnes, de ses villages qui se pressent sur leur cime où s’égrènent sur leur flanc, des rivières aux méandres serpentant les obstacles des ravins, des plantes, des animaux dont il est le prédateur, des arbres amoureusement greffés. Bref, L’aigle du rocher, c’est lui, Chabane Ouahioune.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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