• Zoom sur un roman La Cité des Roses de Mouloud Feraoun

     

    Conquêtes brouillées

     

    La Cité des roses de Mouloud Feraoun vient de sortir aux éditions Yamcom. Resté à l’état de manuscrit depuis décembre 1958, sa publication, près d’un demi-siècle après,   coïncide avec l’organisation du colloque international commémorant le 45ème anniversaire de l’assassinat de l’écrivain par l’OAS, le 15 mars 1962.  Dans ce roman, l’auteur oppose une histoire d’amour entre un instituteur indigène et une française aux heurts politiques, dans une Algérie à l’aube de son indépendance.

     

     

    Par Rachid Mokhtari

    La trame narrative du roman met en scène deux personnages principaux : l’auteur narrateur, instituteur, fils du bled, contraint à quitter son école de montagne pour la capitale, espérant ainsi échapper aux pressions et sévices de l’armée française. Il est nommé dans une école de la capitale près de laquelle se trouve un bidonville appelé pompeusement La cité des Roses. Il y arrive en 1957 après avoir été arrêté  et torturé par les soldats français. Dans le même temps, une française de souche, Françoise ( et son mari), venue de sa Bretagne natale,  est nommée éducatrice dans cette école de La cité des Roses. Ce nom, poétique, la fait rêver et accroît ses bonnes intentions de servir l’Education, euphorique qu’elle est d’être dans cette école où délivrer l’instruction relève du miracle. Bien que mariés tous les deux, leur relation dépasse vite les rapports professionnels. Ils se vouent une passion où se mêlent leur amour du métier et leur amour réciproque tout court, bien que restés dans les limites de la bienséance. Cette passion amoureuse est donnée à lire par touches suggestives : des propos presque anodins, étouffés, embués de non dits et de puérilité propre à l’idée qu’ils se font de l’éthique et de la retenue qu’impose le cadre dans lequel évolue leur idylle : l’école, la classe, le bureau, la cour de récréation, parmi les élèves mis en second plan.  Est-ce pour autant un simple roman d’amour contrevenant aux règles sociales ? C’est bien là une thématique osée d’un Feraoun qui, dans ses précédents romans – et le parallèle ne peut être établi ici avec La terre et le sang où est présente Marie qui joue un autre rôle dans le contexte de la première émigration kabyle en France – n’a jamais développé de telles relations dans ses personnages ! Il l’eût été si ce n’était le contexte politique dans lequel cette relation secrète évolue entre un instituteur indigène venue de la montagne (de l’Algérie profonde) et Françoise venue, elle aussi de la France profonde, partageant tous les deux un même idéal, pétris par les valeurs républicaines transmises par l’école, le savoir.

     

    Les Fouroulou du bidonville

    Cet amour peut-il seulement s’exprimer alors que la guerre d’Algérie est dans sa phase cruciale dans les années 1957 / 1958, deux dates qui constituent le cadre historique du roman qui est construit sur la chronologie. La première partie qui donne son titre au roman La cité des Roses comprend deux chapitres : L’instituteur et Françoise, un chapitre narratif à souhait dans lequel le narrateur raconte sa fuite du bled, explique les raisons qui l’ont poussé à quitter son école pour rejoindre la capitale. Le récit est simple et rappelle, par bien des aspects, l’écriture du Fils du pauvre. A son arrivée sur les lieux de sa nouvelle école, à Alger, ce qu’il voit n’est pas fait pour éteindre ses craintes qu’il pensait avoir laissées derrière lui : « Non, ce que voyait l’instituteur, c’était un affreux bidonville où l’on devinait le grouillement d’un peuple misérable et hostile qui se drapait dans ses bâches, ses roseaux, ses vieilles planches et ses tôles rouillées comme dans un manteau d’Arlequin et menaçait de ses ordures pour se soustraire à toute curiosité déplacée, à toute sympathie hypocrite. Cette protubérance insolente, accolée aux confins sud du territoire de la commune, se dissimulait aux flancs d’une crête boisée qui domine la baie d’Alger… » Jouant sur ce contraste, le narrateur semble préparer le lecteur à un autre contraste, politique celui-là : « A l’orée du bois, il, existait un centre éducatif pour les enfants du bidonville, lequel sans arrière pensée s’appelait « Cité des Roses » Se peut-il que l’instruction puisse être donnée dans un tel environnement et, de surcroît, dans un contexte de domination coloniale dont la preuve n’est autre que ce bidonville des autochtones ; cette école « française » qui veut s’ouvrir aux enfants du taudis ;  un instituteur indigène qui doit tout à la France coloniale qu’il doit servir, sinon…  Le narrateur parle de lui, cette fois, à la troisième personne : « L’instituteur n’était pas un traître, mais un hybride. Personne n’en voulait plus, il était bon pour le couteau, la mitraillette ou tout au moins la prison. Lui, brièvement, avait choisi la fuite. Il s’en alla sous les huées. Avant de le laisser sortir, les soldats fouillèrent de fond en comble ses bagages et lui prirent quelques livres… » Ni le moral de cet instit, ni l’environnement social de son nouveau poste d’enseignant, encore mois l’année de son arrivée à Alger ne prédisposent à cette histoire d’amour. Sans compter ses lourdes responsabilités familiales ! Il est alors légitime de ne pas prendre à la lettre cette relation avec Françoise ! Et si elle n’était qu’un subterfuge pour illustrer une autre relation, plus prosaïque, L’Algérie et La France à travers un lieu fusionnel que Mouloud Feraoun connaît bien : L’Ecole qui n’est pas à l’abri du conflit : « Chaque jour, la guerre s’infiltrait à l’intérieur de l’école comme une encre rouge et bouseuse dans laquelle il fallait patauger constamment »

     

    La chronologie dément  l’idylle

    La rencontre est le titre  de la deuxième et dernière partie du roman La Cité des Roses. Cette partie est chronologique. Elle est écrite sous la forme d’un journal intime - technique familière à Feraoun - tenu du 12 juillet 1958 jusqu’au 2 janvier 1959,  durant les périodes de vacances scolaires (Les 12 et 17 juillet, les 5, 14 et 23 août, un jour de rentrée le 25 septembre et lors du réveillon le 31 décembre 1958 et le lendemain de la nouvelle année, le 2 janvier 1959). La partie épilogue ( écrite une année après l’achèvement du roman) ne comprend qu’une date, un autre réveillon le 31 décembre 1960). Des dates qui échappent au rythme de la vie scolaire !

    L’apparition de Françoise dans cette deuxième partie se fait par une lettre tant attendue du narrateur. Le lecteur est ainsi  informé qu’elle a quitté l’instit définitivement et le récit s’amorce par un flash-back progressif, un procédé nouveau dans l’écriture de Feraoun : « Ainsi, Françoise s’est décidée à écrire ! Voilà douze jours qu’elle m’a quitté définitivement et je savais qu’elle allait d’abord prendre de longues vacances en métropole avant de rejoindre, le 1er octobre, son nouveau poste, auprès de son mari cette fois. Quoi de plus normal qu’une jeune femme s’embarquant début juillet pour passer trois mois en France, au milieu des siens, dans un petit village de Bretagne ?… » Ce qu’elle lui écrit ? Pas de mots d’amour. Une simple phrase, dans les canons d’une correspondance aux propos insipides mais   chargés de sous-entendus contrastés. Un télégramme sans information. Une impression. Une nostalgie : « Mon ami. Ciel maussade. Votre soleil me manque. Pensées affectueuses. Païen. » De ce dernier mot, le narrateur s’explique : « Voilà. Païen est le pseudonyme que je lui ai proposé un jour pour signer notre histoire. Un pseudonyme commun puisque l’histoire était commune… » Comment alors comprendre le paradoxe apparemment météorologique entre « Ciel maussade » et « Votre soleil » si ce n’est déjà dans l’ordre de la sémantique entre deux climats culturels opposés. L’expression « Mon ami » est teintée de distanciation, d’une familiarité royale.

     

    Françoise n’est pas Marie de La terre et la sang

    Comment alors va évoluer Françoise dans cette école et quels sont les ressorts de cette idylle ? Le narrateur reste évasif sur ce point. Qu’est-ce qui l’attire en elle ? Le physique ? Il n’y a aucune description de cet ordre ? Son dévouement à l’école, à la pratique éducative ? Peut-être. Elle ne voit pas de la même façon la réalité du bidonville où vivent des centaines de Fouroulou ; l’instit le sent et le vit dans ses fibres. Il est des leurs et il en est sorti. Le narrateur insiste beaucoup sur le regard de Françoise, sa tenue scolaire : le port du tablier, le bout de craie entre ses doigts et son éloquence. Parfois, son regard. Sont-ce là des preuves d’amour au sens trivial du terme? La féminité de Françoise est ignorée. Jusqu’aux échanges fugaces, à peine volés au milieu du tumulte des élèves et des regards indiscrets des collègues. Ils ne se touchent pas. Ils se croisent mais ne se rencontrent pas. Ils se serrent, « virilement » la main et c’est à peine si leurs doigts s’effleurent. N’est-elle qu’un être virtuel ? L’objet d’une passion symbolique, un prétexte à un autre rapprochement douloureux ? Une confession à deux voix sans faire pour autant un duo, l’Algérie et la France (le prénom de Françoise est alors tout proche de France, de Française et de ce qu’elle symbolise comme culture et civilisation).

    En tout cas, le narrateur sème la confusion sur l’existence réelle de Françoise : « Je ne voulais pas qu’on prenne au pied de la lettre cette discussion avec Françoise. Peut-être n’eut-elle jamais lieu, véritablement (…) Ce qui nous importait à l’un et à l’autre était de nous retrouver à chaque instant côte à côte et de laisser nos cœurs s’égarer ensemble, secrètement loin de nos propos graves ou futiles » Le narrateur se fait encore plus déroutant en écrivant quelques lignes plus loin : « Aujourd’hui, seul, dans mon bureau où, dès le début des vacances, j’essaie de la recréer et de l’enfermer à l’intérieur de ce cahier, entouré de mes bouquins et n’ayant que ses pauvres souvenirs, détachés d’elle comme par mégarde : les cheveux, le bout de carie, la petite blouse,  dois-je avouer qu’elle devient de plus en plus insaisissable, que parfois il m’arrive de broder, de mêler des bouts de scènes, de trahir l’ordre chronologique des faits et des paroles, en somme d’écrire un roman… » Ecrire le roman qu’il a promis à Françoise. Est-ce cela cette passion ? Une écriture qui tente une fusion pulsionnelle, dangereuse (les deux amants virtuels sont mariés, ayant chacun des attaches sociales, culturelles, généalogiques) et ils ne comptent pas bouleverser cet ordre. Ils gardent leur amour au secret et ont même peur d’être pris au dépourvu.

    C’est que, à aucun moment de cette relation qui est contenue par chacun des partenaires, le lecteur n’est emporté comme dans des histoires de roman d’amour classique. Les pages décrivant cette relation sont ardues à lire et le lecteur peine à suivre son évolution et surtout son aboutissement. Est-ce l’environnement scolaire ou le contexte politique qui la réprime ? Le lecteur a l’impression que le narrateur se joue de lui. C’est au moment où il l’entraîne dans un corps à corps amoureux qu’il se retrouve dans un corps à corps politique. L’année 1958 n’est pas un cadre historique banal, mais hautement significative du point de vue politique. Et cette pseudo-relation amoureuse évolue dans ce cadre politique. Au point où les éléments subjectifs  ( de cette relation interdite) et les données politiques se confondent, s’entrecroisent et sont parfois mis dans un rapport de péril : « Deux jours déjà, depuis de coup de téléphone ! Demain, 28 septembre, Référendum. La campagne pour le « oui » tonitruante et sûre d’elle-même a réduit les musulmans au silence (…) Non, ma chérie, je n’ai pas rêvé. Hier et avant hier mon sommeil fut troublé mais non par ton image. IL le sera aussi cette nuit. Des bureaux de vote sont installés à la cité. A chaque instant, je suis sollicité par les fonctionnaires de la mairie. Monsieur le directeur par-ci, monsieur le directeur par-là. Aujourd’hui, on m’envoie les paras pour perquisitionner. Ils ont ouvert les placards, fouillé les poêles, les casiers, les coins et les recoins. Cela a duré deux heures. Puis on m’a demandé toutes les clés du centre qui est donc occupé jusqu’à demain soir. J’ai pu remarquer que l’on s’adressait plus souvent à Nénette ( la concierge) qu’à moi-même, qu’elle inspirait plus d’estime que moi (…) Je crois que tu vas me sauver de ce vain mépris qu’affichent malgré eux les hommes de ta race… »

     

    Une petite histoire d’amour face à l’Histoire politique

    Tout y est dit. Le lecteur comprend la confiance que place le narrateur en Françoise. Dans le même temps, il lui avoue que ce n’est pas elle qui l’occupe et le préoccupe. Mais son pays. L’objet de pression dont il est l’objet de la part des paras ( encore eux !) Cet aveu est de taille ; il va conférer une autre tournure au roman. La relation entre l’instit et Françoise évolue en même temps que s’envenime la situation politique.  Alors que l’instit se dirige vers la maison de Françoise, il est témoin d’un attentat « terroriste » près de chez elle. Malgré l’horreur, il continue son chemin et sonne à la porte de Françoise le 2 janvier 1959 et il lui tient des propos enflammés : « Ton corps, ta bouche, tes yeux, tout. Il le faut, Françoise. Je te le demande, c’est cela ? » Et, elle de répondre au conditionnel : « Oui, c’est cela. Moi aussi, je voudrais être à toi, toute. Ce serait bien, je crois… ». Françoise a quitté l’Algérie. Définitivement.

    C’est autre Feraoun qui se révèle dans ce roman. Proche du Journal, l’écrivain fait montre d’une écriture engagée ; il y exprime sans ambages ses prises de position politiques en faveur de l’indépendance de son pays en soulignant avec force de détails, dans le discours romanesque, les vaines promesses du « miracle algérien » comme du « miracle » de cet amour « mixte » voué à l’échec malgré les atomes crochus à tous les niveaux culturels qui eussent permis le rapprochement. Au terme du récit, Françoise lui offre sa bouche. Mais l’embrasse – t – il ? Le narrateur le suggère, sans plus.

     

    Le parjure de l’Ecole

    Sur le plan purement esthétique, Mouloud Feraoun fait évoluer ses personnages dans l’enceinte de l’école de laquelle ils ne sortent pas. Par contre, la guerre qui y entre avec les paras. Des quatre personnages – l’instituteur, Françoise, M.G et le directeur qui finira pas partir ( il sera remplacé par l’instit !), seule Françoise a un nom propre. Le « héros » possède deux énonciations : le « je » et le « il » et s’adresse à Françoise de vive voix ou par le truchement de « carnets rouges ». Bien que réunis dans le seul but d’enseigner, ils sont tiraillés. L’instit a fui la petite école de montagne ; Françoise a quitté sa Bretagne au « ciel maussade » ; M.G est un pied noir natif d’Algérie et le directeur ne jouant qu’un rôle effacé dans les tensions qui agitent le trio : l’indigène, la française et le pied-noir, représentatifs du contexte socioculturel de l’Algérie de cette période. Françoise attend de l’instit une déclaration d’amour et subit les attaques de M.G qu’elle trouve pourtant assez séducteur. Dans ce microcosme scolaire, la cour de récréation et le bureau du directeur, le lecteur devient le spectateur d’une pièce de théâtre où tous les ingrédients du problème algérien sont réunis.  Dans une atmosphère d’angoisse, de heurts, de tiraillements. Ce n’est qu’aux dernières pages du roman que l’instit sort de l’école pour rejoindre Françoise chez elle, hors du cadre scolaire. Il assiste, chemin faisant à un attentat « terroriste » et, curieusement,  sa relation avec Françoise devient quelque peu charnelle.

    L’école, dans Le Fils du pauvre, est un espace conquis de haute lutte ; en revanche, ici, dans La Cité des Roses, cette même école devient une scène théâtrale où ni les élèves, ni l’instruction, encore moins le savoir ne sont mis au premier plan. Le devenir politique de l’Algérie en cette année du référendum ne concède aucune place à la pédagogie. C’est là que Feraoun a précisément changé dans le traitement romanesque de l’école qui n’est en fait qu’un décor devant les réalités sordides du bidonville et face aux leurres du « miracle algérien ». 

    La publication de La cité des Roses relancera sans nul doute la recherche sur l’œuvre romanesque de Mouloud Feraoun, notamment sur la relation entre son écriture et l’engagement politique. Le colloque prévu ce 15 mars mettra au centre des préoccupations des chercheurs qui se sont penchés sur son œuvre ce roman écrit quatre années avant son assassinat qu’il pressentait dans ce roman malgré sa foi dans un rapprochement entre les deux pays. Françoise n’est pas une pied-noir. Elle n’est pas concernée par la guerre. Sans la condamner pour autant, elle l’ignore. M.G, un instituteur  pied –noir, proche des paras et des thèses de l’Algérie française, ne cesse de la harceler et ne comprend pas qu’elle puisse s’amouracher d’un  instit indigène ! Deux français bien différents !

    L’originalité de ce roman, du point de vue esthétique est qu’il est écrit sur deux tons qui, à mesure de leur évolution, se neutralisent : le prétexte d’une idylle amoureuse pour, par son truchement, exposer et affirmer des idées et des engagements politiques. Une petite histoire d’amour qui se superpose à la grande Histoire politique du pays.

     


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  • Les figuiers de barbarie, de Rachid Boudjedra ( Ed Grasset, Paris – Ed Barzakh, Alger)

     

    Des passagers de l’histoire

     

    Sous le titre métaphorique Les figuiers de Barbarie, fruits sauvages et comestibles méditerranéens, Rachid Boudjedra replonge dans son univers romanesque où se télescopent une histoire individuelle, intime et l’histoire collective de l’Algérie. La voie poétique ( le fatras familial) et la trace mnémonique ( les fracas de l’Histoire) s’y frottent dans une esthétique singulière qui fait éclater les frontières entre le poétique et le document, imbriqués, dans une trame narrative allégorique. Cette mise en contiguïté entre une généalogie des attaches familiales brouillées et une généalogie des horreurs coloniales brouillées elles aussi ( Victor Hugo dont il es question, est créateur de Gavroche mais aussi adepte des coupeurs de têtes des gavroches algériens) est l’identité esthétique de cet univers romanesque.

    Dans ce roman, Omar et l’auteur narrateur, des cousins,  entame un duo labyrinthique ( ou psychanalytique) le temps d’un voyage en avion Alger-Constantine, destination physique et cadre narratif du récit. Alors que tout semble les éloigner, en particulier le passé historique de leur famille respective, Omar et l’auteur narrateur ont grandi, fait leurs études pris le maquis  et partagé leur passion d’amour pour les jumelles –juments de leur jeunesse, ensemble. Lors du voyage, c’est à peine s’ils s’échangent des propos. L’auteur ( Rachid Boudjedra) en l’absence de tout dialogue, confie à l’auteur narrateur un soliloque à plusieurs tons et dans et par lequel une hétérogénéité de discours ( historique, chroniques familiales, documents historiques, prose poétique, essai) confère au roman une richesse narrative et une unité discursive.

    Omar et son cousin, frère de Zigoto, ne se sont pas revus depuis des années. Et ils sont à bord de cet avion qui les emmène vers la ville du Rocher et du Précipice, leur ville natale mais aussi lieu des secrets de famille restés encore des plaies vives. Omar porte un poids sur ses épaules. Il a fait le maquis, défendu la Patrie mais cela n’honore pas la famille et n’absous pas le passé trouble de son père, commissaire divisionnaire et de son fère acquis à l’OAS. A-t-il pris le maquis pour atténuer ces traîtrises. D’autant que son grand-père, Si Mostafa dont tiens Omar, son petit-fils,  fut un nationaliste de la première heure ?  Du côté de l’histoire intime, Omar n’a rien à révéler de si important. Un père monogame, aimant son épouse Nadya, femme instruite et cultivée. En revanche, l’auteur-narrateur semble avoir des turbulences et esclandres sur le plan de la vie privée et de quoi en tirer fierté et jubilation là où Omar en rougirait. Un père richissime, nationaliste, habitué des geôles coloniales et néanmoins si tyrannique, pervers, polygame et fêtard qu’il ne cesse de hanter, flageller, depuis La Répudiation, l’espace romanesque de Boudjedra. Mais quel bonheur, tout de même, d’aller sur la fulgurance des chevauchées de ses haras, d’entendre les piaffements de ses juments de race, des leurs jockers aux prénoms musicaux, Lil et Lol, de relire, en quelque sorte Fascination où s’étendent les hautes plaines du Constantinois auxquels les deux passagers de l’avion et de l’Histoire contemporaine de l’Algérie ne prêtent pas regard. Des passagers d’une Histoire mouvementée. D’abord celle de la pénétration coloniale. Les lettres échangées depuis des années entre Omar déchiré entre son passé de révolutionnaire et celui honteux du père ( encore que…) et du frère qui le mine, le compresse de l’intérieur et le narrateur, son cousin, qui porte la blessure originelle d’un géniteur  insatiable de pouliches-femmes ; ces lettres, surtout celles de Omar, mentionnent des faits d’une sauvagerie inouïe  de la pénétration coloniale, de « cette brochette d’officiers de la conquête » ( Mostefa Lacheraf, in Algérie et Tiers-monde) coupeurs de têtes, spécialistes d’enfumades et « d’emmurades ». Et ces cimetières profanés dont les os ont nourris les fours des savonneries marseillaises. Pourquoi rappeler tant d’horreurs ? Certes, le lecteur pourrait interpréter cette fouille dans les charniers de l’Histoire comme une obsession de Omar  qui n’a de cesse de vouloir atténuer la félonie  du frère OAS et la reddition du père, commissaire divisionnaire qui, plus est au cœur de l’Aurès de la rebellion. Entre Omar et l’auteur-narrateur, il y a cette béance, cet abîme aussi profond que celui de Sidi M’cid. Comment faire éclater l’abcès de toutes ces histoires, ces esclandres sulfureux quand, lors même de la guerre de Libération et bien après, ses élites sont garrottées par leur « frère » d’armes l’année même ( 1957) où « l’étincelante » guillotine attend aux aurores Ahmed Zabana ( non cité dans le roman) et le communiste Fernand Yveton qui est donné à lire dans son extrême humanité et non dans un héroïsme surfait. Belles pages dans lesquelles, dans sa solitude cellulaire, il s’imagine, comme dans une détresse pornographique, se fondre dans le sexe de sa femme Béa ; quand, en cette année même, Ben M’hidi est pendu sous les honneurs de ses geôliers ; et, quand, des années après, en Octobre 1988, des chars sont lancés contre des enfants dont la ténacité et la résistance rappellent la détermination tranquille du fidaï qui a éliminé le bachagha Ali Chekkal dans la tribune présidentielle où René Coti assistait à une finale de foot opposant le FC Toulouse et le SCO Angers ( Cette scène rappelle le roman La Vie à l’endroit où dans l’euphorie des spectateurs, Yamaha, la coqueluche belcourtoise, a été foudroyée pour d’autres desseins tout aussi vils, lâches et mesquins que les razzias de Saint Arnaud. Tant il est vrai que les figuiers de barbarie poussent dans des bourbiers, aiment les détritus, plus on met, mieux c’est. Bourbier de l’Histoire pour Omar, bourbier de famille pour l’auteur-narrateur qui donne tous les prénoms de sa famille, de son amante pubère, énième épouse de son père, de son hérisson, sauf le sien. Les deux cousins, célibataires endurcis, ont des destins croisés, mais inversés. Ce que l’un enfoui comme tare familiale dans l’histoire collective, l’autre ne cesse de laver en public le linge sale des ascendants. Des passagers de l’histoire qui reviennent dans le pays tourmenté de Nedjma. Tant, se télescopent aussi l’Algérie poétique de Kateb  et l’Algérie oubliée de  Lacheraf. Au croisement de l’histoire intime par ses secrets d’alcôve et la grande histoire par ses horreurs à jamais tatouées dans la mémoire sémantique. L’auteur exploite deux moments de l’Algérie sous occupation ( les premières années de la conquête et la guerre de Libération) et un moment de la post-indépendance : la révolte du 5 octobre 1998. Gommant l’horreur du terrorisme des années 1990 si présente dans Funérailles, Timimoun, La vie à l’endroit et dans son précédent roman Hôtel Saint Georges. 

    L’esthétique de ce roman qui exploite des thèmes de l’actualité politique continue celle énoncée dans Fascination, Timimoun,  la vie à l’endroit, romans dans lesquels le recours à l’intertexte rend saillant l’Horreur coloniale ou l’Horreur du terrorisme islamiste., les deux étant de même nature : le recours au grossissement des faits d’histoire qui sortent de la surface du texte comme une impossibilité de fusion, comme des rejets graphiques ou encore l’insertion en italique de quelques lettres de généraux de la conquête. Le roman évolue en cascades. Le déferlement des faits d’histoire est toujours soutenu par la crue sur les rives familiales embourbées. Car, n’eût été cette incursion dans l’espace des douleurs intimes, les rappels en flashs de l’Histoire n’aurait pas de sens. Et c’est tout là l’intérêt de ce roman qui met dans la même syntaxe les « fresques » de l’intime et les frasques des bourreaux et des victimes. Comme les figuiers de barbarie. Ils ont besoin d’un sol ingrat, de pourritures pour être beaux.

    Rachid Mokhtari

      

     


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  • Les figuiers de barbarie, de Rachid Boudjedra ( Ed Grasset, Paris – Ed Barzakh, Alger)

     

    Des passagers de l’histoire

     

    Sous le titre métaphorique Les figuiers de Barbarie, fruits sauvages et comestibles méditerranéens, Rachid Boudjedra replonge dans son univers romanesque où se télescopent une histoire individuelle, intime et l’histoire collective de l’Algérie. La voie poétique ( le fatras familial) et la trace mnémonique ( les fracas de l’Histoire) s’y frottent dans une esthétique singulière qui fait éclater les frontières entre le poétique et le document, imbriqués, dans une trame narrative allégorique. Cette mise en contiguïté entre une généalogie des attaches familiales brouillées et une généalogie des horreurs coloniales brouillées elles aussi ( Victor Hugo dont il es question, est créateur de Gavroche mais aussi adepte des coupeurs de têtes des gavroches algériens) est l’identité esthétique de cet univers romanesque.

    Dans ce roman, Omar et l’auteur narrateur, des cousins,  entame un duo labyrinthique ( ou psychanalytique) le temps d’un voyage en avion Alger-Constantine, destination physique et cadre narratif du récit. Alors que tout semble les éloigner, en particulier le passé historique de leur famille respective, Omar et l’auteur narrateur ont grandi, fait leurs études pris le maquis  et partagé leur passion d’amour pour les jumelles –juments de leur jeunesse, ensemble. Lors du voyage, c’est à peine s’ils s’échangent des propos. L’auteur ( Rachid Boudjedra) en l’absence de tout dialogue, confie à l’auteur narrateur un soliloque à plusieurs tons et dans et par lequel une hétérogénéité de discours ( historique, chroniques familiales, documents historiques, prose poétique, essai) confère au roman une richesse narrative et une unité discursive.

    Omar et son cousin, frère de Zigoto, ne se sont pas revus depuis des années. Et ils sont à bord de cet avion qui les emmène vers la ville du Rocher et du Précipice, leur ville natale mais aussi lieu des secrets de famille restés encore des plaies vives. Omar porte un poids sur ses épaules. Il a fait le maquis, défendu la Patrie mais cela n’honore pas la famille et n’absous pas le passé trouble de son père, commissaire divisionnaire et de son fère acquis à l’OAS. A-t-il pris le maquis pour atténuer ces traîtrises. D’autant que son grand-père, Si Mostafa dont tiens Omar, son petit-fils,  fut un nationaliste de la première heure ?  Du côté de l’histoire intime, Omar n’a rien à révéler de si important. Un père monogame, aimant son épouse Nadya, femme instruite et cultivée. En revanche, l’auteur-narrateur semble avoir des turbulences et esclandres sur le plan de la vie privée et de quoi en tirer fierté et jubilation là où Omar en rougirait. Un père richissime, nationaliste, habitué des geôles coloniales et néanmoins si tyrannique, pervers, polygame et fêtard qu’il ne cesse de hanter, flageller, depuis La Répudiation, l’espace romanesque de Boudjedra. Mais quel bonheur, tout de même, d’aller sur la fulgurance des chevauchées de ses haras, d’entendre les piaffements de ses juments de race, des leurs jockers aux prénoms musicaux, Lil et Lol, de relire, en quelque sorte Fascination où s’étendent les hautes plaines du Constantinois auxquels les deux passagers de l’avion et de l’Histoire contemporaine de l’Algérie ne prêtent pas regard. Des passagers d’une Histoire mouvementée. D’abord celle de la pénétration coloniale. Les lettres échangées depuis des années entre Omar déchiré entre son passé de révolutionnaire et celui honteux du père ( encore que…) et du frère qui le mine, le compresse de l’intérieur et le narrateur, son cousin, qui porte la blessure originelle d’un géniteur  insatiable de pouliches-femmes ; ces lettres, surtout celles de Omar, mentionnent des faits d’une sauvagerie inouïe  de la pénétration coloniale, de « cette brochette d’officiers de la conquête » ( Mostefa Lacheraf, in Algérie et Tiers-monde) coupeurs de têtes, spécialistes d’enfumades et « d’emmurades ». Et ces cimetières profanés dont les os ont nourris les fours des savonneries marseillaises. Pourquoi rappeler tant d’horreurs ? Certes, le lecteur pourrait interpréter cette fouille dans les charniers de l’Histoire comme une obsession de Omar  qui n’a de cesse de vouloir atténuer la félonie  du frère OAS et la reddition du père, commissaire divisionnaire qui, plus est au cœur de l’Aurès de la rebellion. Entre Omar et l’auteur-narrateur, il y a cette béance, cet abîme aussi profond que celui de Sidi M’cid. Comment faire éclater l’abcès de toutes ces histoires, ces esclandres sulfureux quand, lors même de la guerre de Libération et bien après, ses élites sont garrottées par leur « frère » d’armes l’année même ( 1957) où « l’étincelante » guillotine attend aux aurores Ahmed Zabana ( non cité dans le roman) et le communiste Fernand Yveton qui est donné à lire dans son extrême humanité et non dans un héroïsme surfait. Belles pages dans lesquelles, dans sa solitude cellulaire, il s’imagine, comme dans une détresse pornographique, se fondre dans le sexe de sa femme Béa ; quand, en cette année même, Ben M’hidi est pendu sous les honneurs de ses geôliers ; et, quand, des années après, en Octobre 1988, des chars sont lancés contre des enfants dont la ténacité et la résistance rappellent la détermination tranquille du fidaï qui a éliminé le bachagha Ali Chekkal dans la tribune présidentielle où René Coti assistait à une finale de foot opposant le FC Toulouse et le SCO Angers ( Cette scène rappelle le roman La Vie à l’endroit où dans l’euphorie des spectateurs, Yamaha, la coqueluche belcourtoise, a été foudroyée pour d’autres desseins tout aussi vils, lâches et mesquins que les razzias de Saint Arnaud. Tant il est vrai que les figuiers de barbarie poussent dans des bourbiers, aiment les détritus, plus on met, mieux c’est. Bourbier de l’Histoire pour Omar, bourbier de famille pour l’auteur-narrateur qui donne tous les prénoms de sa famille, de son amante pubère, énième épouse de son père, de son hérisson, sauf le sien. Les deux cousins, célibataires endurcis, ont des destins croisés, mais inversés. Ce que l’un enfoui comme tare familiale dans l’histoire collective, l’autre ne cesse de laver en public le linge sale des ascendants. Des passagers de l’histoire qui reviennent dans le pays tourmenté de Nedjma. Tant, se télescopent aussi l’Algérie poétique de Kateb  et l’Algérie oubliée de  Lacheraf. Au croisement de l’histoire intime par ses secrets d’alcôve et la grande histoire par ses horreurs à jamais tatouées dans la mémoire sémantique. L’auteur exploite deux moments de l’Algérie sous occupation ( les premières années de la conquête et la guerre de Libération) et un moment de la post-indépendance : la révolte du 5 octobre 1998. Gommant l’horreur du terrorisme des années 1990 si présente dans Funérailles, Timimoun, La vie à l’endroit et dans son précédent roman Hôtel Saint Georges. 

    L’esthétique de ce roman qui exploite des thèmes de l’actualité politique continue celle énoncée dans Fascination, Timimoun,  la vie à l’endroit, romans dans lesquels le recours à l’intertexte rend saillant l’Horreur coloniale ou l’Horreur du terrorisme islamiste., les deux étant de même nature : le recours au grossissement des faits d’histoire qui sortent de la surface du texte comme une impossibilité de fusion, comme des rejets graphiques ou encore l’insertion en italique de quelques lettres de généraux de la conquête. Le roman évolue en cascades. Le déferlement des faits d’histoire est toujours soutenu par la crue sur les rives familiales embourbées. Car, n’eût été cette incursion dans l’espace des douleurs intimes, les rappels en flashs de l’Histoire n’aurait pas de sens. Et c’est tout là l’intérêt de ce roman qui met dans la même syntaxe les « fresques » de l’intime et les frasques des bourreaux et des victimes. Comme les figuiers de barbarie. Ils ont besoin d’un sol ingrat, de pourritures pour être beaux.

    Rachid Mokhtari

      

     


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  • Le pied de Hanane, de Aïcha Kassoul ( Casbah, Alger, 2009)

     

    Détournement et retournements

     

    Touchant par l’évocation de sa ville natale, Blida « ville des abricots » et non « des roses », bouleversant par les portraits saisissants d’un père avocat, engagé à ce titre dans la guerre de libération, d’une mère courage, toute de droiture jusque dans son linceul ; nostalgique, peut-être dans une remontée des cours du temps où, écolière et plus tard lycéenne, elle s’enivre de lectures non pour s’évader mais comprendre le mal du siècle colonial… ; mais tout cela, disséminé dans la surface du texte, n’en est pas l’objet et la profondeur du roman. C’est que, toutes ces évocations, pour attachantes, stylistiquement, qu’elles soient, sont provoquées, « remuées » au sens littéral du terme, par un fait dominant, qui, loin d’être un fait divers, obstrue la quintessence de ces remontées, de ces flash-back dans le temps et l’espace d’une autre Algérie « oubliée ». L’auteure dépasse l’inscription d’une simple autobiographie pour inscrire son vécu comme autant de pièces à conviction dans l’histoire collective du pays. Ce fait, c’est la prise d’otage de l’Air bus d’Air France à l’aéroport international d’Alger avec les passagers à son bord. Si l’affaire a été largement médiatisée et a suscité de nombreux témoignages, en revanche, son traitement romanesque – le premier sans doute – le donne à lire hors du sensationnel. L’auteure narratrice, voyageant avec sa fille ( Hanane ?), ne ramène pas l’événement à une proportion individuelle, par la peur, le courage ou la panique du moment ni à une haine farouche des quatre jeunes du « commando » terroriste, ni encore à une révérence aux membres du GIGN qui ont donné l’assaut à Marseille et délivré les passagers. Même si l’angoisse est rendue par une courte éphéméride de cette tragédie, l’ événement sert de cadre référentiel, d’échantillonnage du drame algérien, de la conquête colonial au tarmac de Marignane. Dans des télescopages habilement menés, l’auteure narratrice qui se dédouble en un couple « Je/tu », jamais le « nous », rouvre des plaies restées infectées sur un continuum de tragédies dans l’Algérie de sa postindépendance sans jamais tomber dans le stéréotype du discours politique, ne se gênant pas, à contrario, par de brefs retours au rapt de l’Airbus, d’engager, à partir de vécus individuels et intimes, d’en relever la complexité historique et politique de phénomènes sociétaux, réduits, le plus souvent, à des stéréotypes exotiques ou porte-drapeaux de convictions obtuses.  Par ce biais, ce roman peut-être lu comme un essai politique n’ étaient les échappées heureuses à une narration fluide et émotive. Une narration qui porte l’empreinte de l’universitaire ayant épluché sa carrière durant des textes d’auteurs, d’autrui. Quoi de plus « normal » dirait-elle ! Les références livresques y sont nombreuses mais fort signifiantes tant elles sont incorporées dans le corps du récit par des jeux d’associations à telle situation ou à tel souvenir d’enfance. Les livres et les auteurs cités deviennent des acteurs vivants, partageant leur drame, leur souffrance, leur inquiétude avec les expériences tout aussi pénibles de la narratrice qui les convoque ou les invoque. L’Airbus dans lequel les passagers se familiarisent à la mort dans des gestes quotidiens et non de survie, malgré les « fatwas » des ravisseurs GIA qui ne paient pas de mine, est, pour l’auteure, toute proportion gardée, le train de la déportation du personnage central du roman Le grand voyage de Georges Semprun : « pour lui comme pour moi la mort au bout du voyage ». Ce comparatif  ne permet-t-il pas d’établir un lien thématique avec le récent roman de Boualem Sansal Le village de l’Allemand ou le Journal des frères Schiller ? De nombreuses notations permettent en effet ce lien livresque. Dans une rue de Blida où son grand-père possédait une boulangerie avait vécu Eugène Fromentin : « Depuis que j’ai appris que Fromentin avait habité le quartier, je me dis que, tandis que ma mère m’attendait à la maison, son mari et sa mère s’étaient arrangés pour limiter mes pas et ma curiosité qui passait exclusivement par les livres. Depuis ce temps, l’aventure s’est poursuivie sans relâche ». L’Algérie poétique de Kateb Yacine y est également revendiquée. D’autres noms, d’autres icônes, ceux-là et celles-là, comme Ali Boumendjel défenestré et Maurice Audin, le revenant dans l’Algérie des années 2000, avec sa chemise blanche sur « sa » place où les passant(e)s ont oublié l’histoire sacrificielle de son nom.

    Mais où réside l’univers fictionnel dans ce télescopage entre une histoire individuelle, intime d’une maison, d’une école, d’une université, de Blida à Bouzaréah et une histoire collective d’une Algérie comme symboliquement prise en otage dans cet Airbus et qui plus est d’Air France ? Le titre du roman « Le pied de Hanane » reste énigmatique. Qui est Hanane ? la kamikaze de l’attentat de Thénia où, démembrée, elle a laissé un pied ? La propre image de l’auteure narratrice dont le pas arpente les ravissements de l’enfance et les chaos de l’âge adulte ? La fille de l’auteure narratrice présente, innocente, dans l’enfer de l’avion, l’image des petites Choulet gâtées parce que Françaises dans la classe de Rouget, l’institutrice tirée à quatre épingles ? Si le champ lexical de « pied » est rendu par de nombreux renvois – le pied du père avocat qui plaide en homme debout, celui de l’enfance de la narratrice qui arpente sa ville natale, le pied contestataire qui bat le pavé de la place du 1er mai à la place des Martyrs après Octobre 88, le pied pédagogique nerveux de cette institutrice qui ressemble tant à sa sosie de La cité des roses ( non de Blida mais de la cité Nador au Clos Salembier à Alger). « Le pied » est, ici déterminé et Hanane se prête à plusieurs visages de ce prénom qui signifie « tendresse, douceur, innocence » alors que son pied semble être soumis à une rude errance à travers les siècles, les déshérences de la mémoire et les violences de l’Indépendance recouvrée. N’est-elle pas ce dédoublement discursif de la narratrice ?: « Elle m’a ouvert la voie. Petite…Salut petite. La dernière fois que je t’ai vue, j’ai vu quelque chose battre très fort. Quelque chose en plein ventre loin du cœur qui était au plus bas » Une naissance, celle-là même douloureuse de ce roman ? 

    rachid mokhtari

     

     


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  • Notes d’une musique ancienne, de Salah Benlabid ( ed Plaine Lune Canada 2007, ed. APIC, Alger, 2010)

     

    Stances pour un pays perdu…

     

    Soliloque émouvant, ce roman fait se croiser une histoire intime d’une famille dispersée et une histoire collective d’un pays natal meurtri.

     

     

    Salah Benlabid joue ses Notes d’une musique ancienne sur le grave. Ecritures déchirées, déchirantes mêlant des fragments poétiques, des complaintes sur un univers familial perdu et une chronique glaciale d’un exil forcé et enduré, d’un arpenteur des temps modernes dans les pays de neige et des flocons de solitude.

     

    Ephéméride éventant cinq lourdes années de tragédies d’histoire individuelle et collective ( 1999-2006), ce roman se lit comme un automne effeuille les figuiers, arbres fragiles et nourriciers évoqués, ici, dans ses racines défaites. L’histoire pourrait tenir en quelques phrases n’était la densité émotionnelle dans et de laquelle elle prend d’autres reliefs autres que la narration autobiographique, même si le « je » de l’auteur narrateur y inscrit  ses repères.

     

    Contraint à l’exil au Canada au bout de la décennie noire qui a ensanglanté le pays, tué un de ses amis d’enfance et semé la terreur au quotidien, l’auteur narrateur, dans un soliloque élégiaque, exorcise sa douleur, celle des siens, d’un pays natal innommé emporté dans ses fracas dans un territoire d’exil identifié, le Canada d’où l’agenda introspectif  s’ouvre et s’achève dans un télescopage d’évocations qui creusent la généalogie familiale, ses exodes, ses exils de la fratrie éparpillée sous la colonisation, la perte d’un père plus souvent silencieux après une longue carrière d’avocat des laissés pour compte de l’indigénat colonial, l’étiolement physique et mental d’une mère dont la présence-absence remplit les lieux des souvenirs intimes, disséminés dans le texte, marée haute qui submerge les digues de la chronologie énoncée dans les dates titres de chapitres.

     

    A cette longue lignée parentale disséminée par l’exode et l’exil, l’auteur narrateur   s’y accroche comme à une fragile bouée de sauvetage pour donner du sens à cet errant, immigrant/ émigrant Anonyme ; n’être Personne hors du figuier fondateur aux branches arrachées, à la sève rouge sang des «  enfants en aller vers les pays de l’or et du travail facile » (Jean El Mouhoub Amrouche). Au Canada, l’exil ne se transmet plus de père en fils mais d’un père angoissé à sa fille, son dernier parent qui, ayant grandi trop tôt hors du giron maternel, sur les pas paternels déracinés, mis au « défi » d’être à la cadence d’un pays où la solitude rime avec l’individualité, elle se refuse à vivre dans un appartement sans balcon, sans âme, dont la fenêtre donne sur une rue enneigée où les rares passants tiennent la main à leur propre mort. Elle se refuse à la fatalité, aux insomnies et aux silences angoissants d’un père qui ressasse ses « vieilleries »  dans un pays où la concurrence de l’individu « performant » est une arène romaine. Pour échapper aux remugles des temps révolus, elle se donne tout entière à son travail de défilés de mode, son « défi ». Un jour, elle rencontre un jeune compatriote au détour des inattentions paternelles et décide de retourner au pays. Elle écrit à son père qu’elle s’est rendu à son village non pour quêter ses origines mais pour se faire délivrer son extrait de naissance nécessaire à l’obtention d’une carte d’identité. Alors que sa fille retourne au pays perdu, le père ne cesse de creuser une double origine : La quête ininterrompue et inextinguible du lien ombilical et la source intarissable de son mal « au pays » ( l’expression est de l’écrivain Nabile Farès). Origine et « désorigine » se croisent, s’entrechoquent entre la nostalgie nourricière de poésie maternelle et la solitude enneigée d’Otawa ou d’autres villes du Canada où l’auteur narrateur, pour ne pas mourir de faim et des froids, réalise des reportages sur la vie des immigrants déclassés comme lui, donnant l’apparence feinte de citoyens intégrés, mais exhibant leur origine enfouie, cachée en eux pour peu qu’ils rencontrent une oreille attentive à leur existence insipide. Qu’ils soient Polonais, Africains, Roumains, cadres, intellectuels dans leur pays d’origine, survivants nocturnes, harragas anonymes, recherchés, traqués par la police. Le pays, désormais, n’est plus, pour eux, qu’une honte à ravaler ou à décliner. Le reporter en paye le prix des vérités dites sur ces nomades transnationaux des temps modernes . Il revient par deux fois au pays, suite à la mort du père et à la maladie de sa mère. Il est arrêté à l’aéroport et mis en garde-à-vue pour ses écrits.

     

    Sa ville natale est « assassine », son aéroport porte le nom du défunt… ; des indices autobiographiques donnés par un assassinat commis en direct sous les caméras de la télévision nationale. Comme une malédiction des repères originaires.  Bien plus. Le pays n’est plus pour lui qu’énonciateur de mort. Ses amis assassinés ou menacés de mort par les FV ( Frères Vigilants, expression de Tahar Djaout), mort du père, folie et disparition de la mère, sécheresse du figuier dans le jardin de la maison esseulée. Une autre mort, décrépitude, à « petits feux » sournoise, celle-là, celle d’un exil aux glaciations de solitudes, là où, disent les éclaireurs de l’ancienne émigration, on peut tout trouver, sauf le visage de la mère.

    Dans ces évocations éruptives s’incrustent des invocations poétiques, courtes comme autant de haltes soudaines sur une image, un mot, un fait, des impressions arrachées à la solitude des bancs des jardins publics d’une beauté hivernale inerte ; des stances aux notes graves modulées quelquefois aux chants solaires d’une terre intérieure jamais quittée…

    rachid mokhtari

     

     

     

     


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