• RABIA ZIANI : MEMOIRES D’UN JARDINIER (ENTRETIEN)

    Par Rachid Mokhtari

     

    Rencontré chez lui à Crescia où il s’est installé depuis 1964 comme directeur d’école, Rabia Ziani, 77 ans, a toujours la verve d’un conteur, la bonté et l’autorité d’un pédagogue. Ses romans, écrits dans les printemps éphémères et les hivers rugueux de son jardin, portent l’empreinte d’un style foisonnant et d’une écriture-confession.

     

    Vous êtes né au village Aït Smail, une commune de l’actuelle   daïra de Draa el Mizan...C’est de là que vous êtes parti en France ?

    Rabia Ziani : J’ai quitté l’Algérie en 1950 à 15 ans et j’ai vécu 5 ans à Valenciennes dans le Nord de la France, sur la frontière franco-belge. C’était une découverte. C’était la première fois que je voyais une grande ville Alger, c’était la première fois que je voyais la mer, c’était la première fois que je prenais un bateau et seul.  C’était une grande aventure.

     

    Vous avez exercé plusieurs métiers ?

    Je suis arrivé le 20 juin 1950 à Valenciennes après un passage à Paris chez un de mes frères et là j’entre au collège technique mais mon frère aîné voulait que je me mette au travail trois mois après mon arrivée. Il m’a fait quitter  le collège et je me suis mis à travailler. J’ai appris le métier de cimentier, la peinture au pistolet en tant que  barbouilleur, celui de manœuvre, de garçon de café. J’ai exercé toute sorte de métier.  Ceci dit, j’ai fait un petit stage de formation accéléré à Valenciennes. Mais, c’était la grande misère. Quand je suis arrivé en 1948, le centre ville de Valenciennes était en ruine.  C’étaient les Algériens qui trimaient, ils étaient logés dans des caves à plusieurs. Quand on  se retrouvait le soir, on écoutait les disques de Slimane Azem, de Hasnaoui,  C’était vraiment pénible.

     

    Mais vous êtes parti instruit avec CEP ?

    Oui,  j’ai décroché mon certificat d’études  à l’école de Tala Bouali des Ait Smaïl avec pour maître d’école M. Cherfi. La dernière année de ma scolarité, je l’ai passée chez les Pères Blancs à Bounouh près d’El Merdja où j’ai obtenu mon certificat d’études primaires. Puis ce fut pour moi le grand voyage, l’aventure. Il faut vous dire que je n’ai jamais décroché des études. Il fut une époque où j’étais ce qu’on appelle une encyclopédie vivante. A Paris, on me surnommait « Maître ». Jusqu’à présent je peux vous dessiner la Seine, ses affluents et ses quartiers dans le moindre détail. On apprenait tout par cœur, c’était la pédagogie de l’époque.

     

    Pourquoi êtes-vous revenu en Algérie ?

    En 1954, j’ai été appelé à faire mon service militaire. J’ai été affecté de Valenciennes à Miliana, en Algérie. Nous étions deux indignes dans le peloton de Sous-officier, un certain Yacoubi et moi, instruits tous les deux. J’avais le niveau du brevet quand j’ai été appelé à faire mon service militaire.   A l ‘examen de Sergent, j’étais reçu  premier du bataillon. J’ai été affecté à la trésorerie où j’ai passé les plus beaux moments de ma vie. J’étais jeune, beau, j’avais un esprit très large, au point où on me surnommait l’Américain. J’avais la chance d’être dans les services administratifs alors que le gros de mon bataillon a été affecté dans les Aurès. A la fin de mon service, j’ai été désigné, avec deux autres coreligionnaires,  pour faire l’école des officiers de Saint Mixant. J’ignorais ce qui se passait dans le pays. La guerre de Libération était déclarée et j’étais Sergent dans l’armée française. Je me souviens encore d’un fait : in vieil adjudant, indigène,  est venu me voir, m’a pris en aparté  et me dit dans un bon français : « Sergent Ziani, je vous conseille de partir d’ici ». C’est là que j’ai pris conscience de ma situation. C’est ainsi que je me suis  retrouvé Moussebel en Kabylie, chez moi, à Ait Smail. L’un des responsables des maquis de la région m’a rencontré. Il répondait du nom de Chaâbane Yerghane (Chaâbane le brûlé)  qui m’a confié au commissaire politique de la localité. Mais, à cette époque, la Révolution n’était pas celle que l’on raconte aujourd’hui. Oui, il y a eu de l’héroïsme certes, mais aussi une pagaille ; des revanchards, des saletés, des ignorants. C’était l’année 1956. J’y suis resté une année. C’était d’ailleurs l’époque où je me suis marié. L’idée que je me faisais du maquis butait sur une réalité amère. Pourtant, je voulais jouer un rôle : que la révolution se fasse intelligemment, ne pas égorger pour rien. Je me souviens du jour de notre première mission qui consistait à couper un pont.  Nous étions partis, une vingtaine de jeunes, le soir,  avec des  haches, des pioches et le pont se trouvait à la sortie des Aït Smaïl, à découvert. Notre chef ignorait le danger, ce que je lui dis en lui reprochant son manque de stratégie, lui précisant que j’avais fait des études militaires. Ce que le fit réfléchir. Bref, je suis resté une année et c’était intenable, infernal.  Pourtant, dans le même temps, alors Moussebel, en costume cravate, je ne perdais pas de vue mes études. Je préparais le bac par correspondance, inscrit à l’Ecole universelle de Paris qui m’envoyait des cours.  Ce n’était guère facile, je passais des nuits entières avec l’algèbre, la géométrie dans un contexte de guerre. Un beau matin, je suis descendu au café maure où les villageois attendaient le facteur. Le facteur arrive et me remet une lettre de ma belle-sœur qui vivait à Valenciennes. Je lisais la lettre en retournant chez moi. A un moment donné, j’ai senti une présence derrière moi, c’était le fameux chef des Moussebels qui, soit dit en passant, a été liquidé par L’ALN comme traître. Il m’a tenu ces propos : « Rabia, tu sais, j’ai parlé à nos frères, je leur ai dit que tu étais instruit, seulement, voilà le courrier que tu reçois de Paris … » Alors là, j’ai vu rouge. Je suis rentré chez moi et j’ai dit à ma femme : « ça y est, je viens de recevoir une lettre de la grande poste, j’ai trouvé du travail. Demain matin, je pars. » Si j’étais resté 24h de plus, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Le lendemain, j’ai pris le bus. C’était une autre aventure.      

     

    Vous quittez une seconde fois votre village sous la colère. Etait-ce pour un poste d’enseignant à Alger ?

    Non, J’arrivai à Alger et je m’étais fixé une semaine pour trouver du travail, sinon j’étais décidé de repartir en France. Le lendemain de mon arrivée, je me suis présenté au Palais du gouvernement, dans les services de la fonction publique. Je m’étais présenté en tant que Sergent pourvu du brevet élémentaire et ayant le niveau du bac. L’une des fonctionnaires s’était apitoyée sur mon sort et m’a dirigé vers un  service, celui  des Appelés.  De là, j’ai été dirigé chez un certain M. Merlet chef des services de la comptabilité qui me reçoit et me fait subir un questionnaire dans lequel je précisais que j’étais affecté à la trésorerie lors de mon service militaire... A la fin, il m’a proposé un poste dans une des nouvelles préfectures qui venaient d’être créées : Tizi Ouzou, Médéa, Orléanvilles...Mais réflexion faite, il me dit: « Et si je vous prenais ici, mais à l’essai ! » Je ne demandais pas mieux. Mais, mon rêve, c’était de continuer mes études pour être instituteur.

     

    C’était votre rêve ?

    Oui, j’avais beaucoup d’admiration pour mes anciens maîtres, des normaliens, c’étaient de vrais instituteurs et je rêvais d’être instituteur. Je quittais ainsi le Gouvernement général pour l’enseignement. J’avais fait mon  choix. Celui d’une petite vie tranquille. J’ai eu mon premier poste en 1960 au Clos Salembier, à l’école de la Cité Nador où j’avais fait la connaissance de Mouloud Feraoun. Monsieur Sebar était alors directeur de l’école.

     

    Comment aviez-vous fait connaissance avec Mouloud Feraoun ?

    Monsieur Sebar m’avait désigné comme responsable des centres de jeunesse où j’organisais des cours pour adultes. Un après-midi, je voyais quelqu’un venir vers moi, trapu, une petite moustache discrète, c’était en fait Mouloud Feraoun que je ne connaissais pas physiquement mais dont j’avais lu les romans. Il me dit ceci : « C’est vous Monsieur Ziani, j’ai appris que vous êtes directeur des centres de jeunesse et je voudrais  que mon fils qui est étudiant donne cours dans un de ces centres. » Ce que je fis. C’était un grand honneur pour moi d’avoir connu et côtoyé Mouloud Feraoun. Dans ma vie d’écrivain, je lui ai rendu plusieurs hommages. En 1963, nous voilà indépendants. Il y avait des stages, partout, en France. Avec mon ami, Rekis, nous étions, deux, à être les premiers instituteurs titulaires. Nous nous étions inscrits pour un stage de formation de cadres des finances à Paris. Vers la fin du stage, j’ai été appelé par l’Académie d’Alger. Rentré à Alger, j’avais un choix : être administrateur dans une banque  ou  réintégrer l’enseignement. J’ai reçu ma convocation pour un poste d’administrateur dans un établissement bancaire. Au moment où j’allais frapper à la porte du directeur général, je m’étais dit : « Monsieur Ziani, tu es un idéaliste, tu aimes l’enseignement, tu as eu la meilleure note professionnelle parmi la trentaine d’enseignants de l’Algérie indépendante, reprends tes esprits ». Je suis donc revenu à l’enseignement et j’ai demandé la direction de l’école de Crescia, dans le Sahel, actuellement faisant partie de la wilaya de Tipaza. C’était en 1964. J’y suis resté à ce jour.  

     

    D’où vient le nom de cette localité ?

    Elle s’appelait Crescia. Alphonse Daudet, le célèbre écrivain français,  a séjourné ici, dans une ferme à la sortie de Crescia ; il en parle   dans Tartarin de Tarascon. J’étais le seul instituteur titulaire de la région. 

     

    Durant toutes ces années, l’idée d’écrire vous – a – t- elle  effleuré l’esprit ?

    Vous savez, je n’ai rien à vous apprendre comment on devient écrivain, artiste…etc. Il faut qu’il y ait une cassure.  C’était en 1967, l’année de mes cauchemars, où je ne voyais plus rien. J’avais en revanche une consolation dans le travail : les cours, la formation des enseignants. C’était là ou j’avais quelque chose à dire. Je me suis mis à écrire. Et écrire, ce n’est pas aussi facile que cela. Mon premier manuscrit, des milliers de pages, je l’ai jeté au feu. Je n’étais pas sûr de moi. C’est là que j’ai fait connaissance d’un grand écrivain, Mouloud Mammeri que j’allais voir presque tous les jeudis lorsqu’il était directeur du CRAP (Centre de recherche anthropologique) ; un homme simple auquel je rends hommage. J’étais un de ses admirateurs comme lecteur. Quand il me recevait, il ne se mettait jamais derrière son bureau. Je lui ai soumis mon premier manuscrit Le déshérité. Après l’avoir lu, il m’a regardé droit dans les yeux et me dit : « IL y a trop de passion en vous, vous allez écrire beaucoup de livres » Je n’oublierai jamais ces paroles. Un jour, en discutant, il m’a suggéré d’écrire une nouvelle. Alors que je me trouvais dans le train Marseille-Paris, la proposition de Mouloud Mammeri trottait dans ma tête. J’ai pris mon stylo et ai écrit ma première nouvelle L’heure du choix  publiée et illustrée par le peintre Haroun dans un numéro spécial de Révolution africaine consacré au Premier Novembre. Puis, me voilà engagé, nouvelle sur nouvelle

     

    Dans son Dictionnaire des écrivains maghrébins (….) Jean Déjeux écrit à propos de votre

    roman Le déshérité : «   C’est un roman autobiographique, qui a été écrit avec beaucoup de passion et l’auteur dit « avec beaucoup de souffrances. » Il était parti pour écrire un roman-fleuve de 600 pages en 1970-71, seule la première partie a été reprise... »

    Exactement. J’étais tel un volcan. J’ai écrit plus de 600 pages. J’ai condensé et j’en ai fait un roman de 300 pages.

     

    Dans ce roman Le déshérité, le personnage principal, Raïs, est un ancien maquisard ambitieux…

    Raïs, c’est moi. L’indépendance venue, il a été exproprié de son petit morceau de terre, Tamazirt, qu’il cultivait avec amour. Un jour, aux aurores, il invoque Dieu dans sa prière. Et c’est l’aventure. Par son abnégation, son sérieux dans le travail, il réussit dans la vie, dans l’enseignement comme moi. De ce point de vue autobiographique, j’aurais fait un très bon metteur en scène. On ne peut pas être écrivain si on n’a pas vécu, si on n’a rien senti. On ne fait que rendre. Devant une page blanche, est impuissant  celui qui n’a pas senti, qui n’a pas pleuré, ainsi que le dit un vers de Musset  « L’homme est un apprenti, la douleur est son maître, nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert »

     

    Les titres de vos premiers romans Le déshérité, Et mourir à Ighil, L’impossible retour expriment cette souffrance, la dépossession puis, il y a eu comme une sorte de décompression avec Ma montagne, Nouvelles de mon jardin et Le secret de Marie 

     

    Après Le déshérité, il y a eu en moi une sorte de dépression. En 1964, comme je vous l’ai dit, j’ai obtenu la direction de l’école de Crescia  Un jour, je suis venu visiter le bourg avec mon épouse et je découvre le village, calme, entouré de verdure. Il y avait cette maison vacante avec un grand jardin de 1000m2, je l’ai occupée et me voilà devenu jardinier. J’ai retrouvé ma sérénité. Mes journées étaient pleines entre la pédagogie, mon jardin et mes enfants. Je suis père de sept enfants dont quatre docteurs, professeurs de médecine, deux ingénieurs et un professeur de physique. Ils ne sont pas arrivés si facilement à ce niveau. Un enseignant qui ne réussit à former ses propres enfants comment voulez-vous qu’ils forment d’autres enfants ? Il faut être exemplaire. Beaucoup de mes élèves, aujourd’hui retraités, n’osent toujours pas fumer devant moi. J’ai lu de milliers de livres de pédagogie et j’en lis toujours. Le respect se mérite. Il y a deux mérites en pédagogie : la bonté et la fermeté. Retenez cela.  Mais je dois avec Henri Troyat dont je fais mienne la citation : « Il nous reste peu de choses des passions qui nous ont agité autrefois »

     

    Que devient l’autre partie du manuscrit Le Déshérité ?

    Elle est toujours là, dans mes tiroirs avec des traces de brûlures. Musset dit fort à propos : « Il y a dix pour cent d’inspiration et tout le reste est travail »

     

    D’ailleurs, votre personnage Rachid Mohand Ouali qui écrit à Belaïd dans votre roman Ma montagne, dit dans une de ses lettres : « Je savoure la volupté d’écrire, la lutte patiente contre  la phrase qui se raidit puis s’assoupit, l’attente immobile,  l’affut d’un mot… » C’est bien vous, non ?

    Oui, parfois, en me relisant, je me demande si c’est bien moi qui ai écrit…       

     

    Vous avez eu des  correspondances avec d’autres écrivains ?

    Oui, des lettres échangées avec Emmanuel Roblès auprès duquel Mouloud Mammeri m’a recommandé. Des correspondances aussi avec Jules Roy et Patrick Poivre d’Arvor.

     

    Revenons à votre roman Ma montagne ? Pourquoi le choix épistolaire ?

    Ce sont des souvenirs d’enfance. Mon héros quitte la région de Beni Allel suite aux Nouvelles de mon jardin et qui se retrouve en pleine montagne cultivant un jardin.

     

    Rachid Mohand Ouali en même temps qu’il fait des réflexions sur la langue, dit « Je suis de ceux qui préfèrent les écrivains qui, dans un style clair me font retrouver le monde où je vis, qui peignent ce qui m’entoure »…

    Oui, j’ai beaucoup d’admiration pour la société kabyle qui même dans la misère, observe la solidarité, le bon sens, l’organisation, le nif et tout le reste. C’est beau. Mon héros, Rachid Mohand Ouali, vivant à Beni Allel, c’est à dire Crescia, parle de l’imam, du garde champêtre, des fonctionnaires, du comportement de la société dans Nouvelles de mon jardin dont Ma montagne constitue la suite. Pour ne pas ennuyer le lecteur, j’introduis l’humour.

     

    Les thèmes développés dans Ma montagne n’ont-ils pas une étroite relation avec le contexte socioéconomique de ces années 80. Votre personnage Rachid quitte Beni Allel défiguré par l’installation d’une usine, une route qui coupe en deux son jardin… ?

    Effectivement, c’est le cas de tout le monde aujourd’hui. J’ai en quelque sorte anticipé sur ces problèmes. C’est ce que les gens me disent.

     

    Le secret de Marie est votre dernier roman. C’est le plus proche de la réalité politique de l’Algérie des années 1990…

    Le secret de Marie est mon dernier roman paru à Paris, chez L’Harmattan. Il m’a fait souffrir. Je l’ai écrit à une période où les terroristes se pavanaient à Crescia où la solidarité n’existait plus. Un jour, j’ai pris mon cartable et je suis parti à Alger où je me suis présenté à l’ambassade de France. Il me fallait faire vite. Au guichetier, je me suis présenté comme écrivain qui voulait dédicacer un de ses romans – j’avais pris Nouvelles de mon jardin -  à  l’attaché culturel de l’ambassade.  Dans la salle d’attente, nous étions quatre parmi lesquels des chirurgiens, professeurs d’université. J’étais assis, feuilletant mon livre et je brisai le silence en disant : « Et dire que je suis un homme heureux dans mon pays ». Ils m’ont tous regardé. Je me suis présenté à eux et tous m’ont donné leur carte de visite. J’ai été reçu par l’attaché culturel auquel j’ai dédicacé Nouvelles de mon jardin. Quelques jours plus tard, je reçus mon visa de type A (prioritaire). Je suis donc parti à Paris. J’ai échappé à une mort certaine à Crescia. J’avais pris Le secret de Marie à l’état de manuscrit. Arrivé chez mon fils, ingénieur en informatique, place Voltaire, je me suis remis à son écriture. J’ai déposé la version finale aux éditions L’Harmattan qui l’ont publié. Mais je n’ai pas voulu rester en France. J’aime ma liberté. Je suis donc revenu à Crescia. J’ai soumis le même manuscrit à Casbah Editions qui n’ont pas donné suite. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Pourtant,    Mouloud Achour que j’ai connu à El Moudjahid l’a lu et m’a même dit : « Enfin, voilà un bon roman ». N’étant pas un écrivain de 68, je n’ai pas voulu faire des courbettes. Je suis très à l’aise dans ma vie. Ma gloire est faite.

     

     

    Pour rester dans votre production romanesque, dans les années 80, vous publiez pratiquement chaque année un roman…

    Effectivement. Il y en a d’autres qui sont à l’état d’ébauche et que j’ai laissés tomber par la suite. J’écrivais jour et nuit. Mais, au-delà d’un certain âge, la mémoire fait défaut. Je vous avais dit que j’étais comme une encyclopédie vivante. J’ai touché à tout. J’ai abordé pas mal de sujets. Je me suis lancé dans une autre aventure avec une collection en direction des jeunes Sciences et Savoir avec une série de portraits que j’ai intitulée Nos héros, une sorte d’encyclopédie de la jeunesse aux éditions Dahleb. Ce n’est pas aussi facile que cela quand on écrit à l’enfant. Il ne faut pas être un savant mais pédagogue. J’ai lu des centaines de livres d’enfants. La simplicité est la chose la plus difficile à atteindre dans un travail d’écriture en direction de l’enfant. Quand vous lisez Victor Hugo, Anatole France, François Mauriac, vous en restez ébahi.

     

     

    Vous avez publié dans les maisons d’édition de l’époque aujourd’hui dissoutes...

    Oui, d’abord il n’y avait que la Sned, transformée en Enal, puis l’Enap 

     

    Comment étaient reçus vos romans ?

    Sans me vanter, Le déshérité s’est vendu dans l’année ; L’impossible bonheur a été tiré à cinq mille exemplaires. Il a été épuisé dans l’année également. Les autres ont été tirés à 3000 exemplaires.

    Vous avez également un ouvrage qui va paraître au SILA 2010

    J’ai signé le bon à tirer et il sera présenté au SILA 2010. C’est un essai intitulé De la littérature universelle. Des écrivains universels, comme Léon Tolstoï, Voltaire, Rousseau  et beaucoup de nos écrivains algériens :  Mouloud Mammeri, Mohamed Dib, Malek Haddad, Assia Djebbar, Tahar Djaout que j’ai connus.

     

     Comment vous situez-vous par rapport à la génération des écrivains de ces années 80, entre autres Chabane Ouahioune, …

    Mon ami Chabane et comment ! On se rencontrait tous les deux souvent à Alger et nous écrivions à cette époque au journal L’Horizon.

     

    Vous avez des parentés thématiques avec cet écrivain. Nous pouvons rapprocher votre roman Ma montagne à Tiferzizouith ou le parfum de la mélisse de Chabane Ouahioune. Vous développez tous les deux une dimension écologique du roman.

    C’est un écrivain érudit. Il était avocat. Il y avait certainement quelque chose qui le poussait à l’écriture.

     

    Un autre écrivain décédé qui est de votre région, Mohamed Hadadi qui a écrit un seul roman Le combat des veuves

    C’est mon cousin maternel. Je lui rends d’ailleurs ne serait-ce qu’un hommage dans mon essai qui va paraître De la littérature universelle aux éditions Dahleb. Je l’aimais bien. Il était d’ailleurs instituteur à El Merdja. J’étais encore enfant à l’école quand il écrivait. C’était un mordu de la littérature, surtout de poésie. Il a brûlé son premier manuscrit alors qu’il était enseignant à Boufarik. Il a vécu beaucoup de mésaventures et il n’a pas réussi en littérature. Il a écrit ce roman Le combat des veuves. A un moment donné, il dirigeait la Revue du Djurdjura

     

    Aucun de vos romans n’a été réédité. Pourquoi ?

    Je n’ai pas cherché car, je pourrais le dire franchement, je suis un homme comblé. J’ai réussi l’éducation de mes enfants. Je ne suis pas dans le besoin. 

     

    Au-delà du besoin, vous n’êtes pas intéressé par la réédition ?

    Je n’ai pas demandé, je n’ai pas cherché. Avec l’âge, cela devient pénible. Je vous ai déjà raconté ce qui s’est passé avec les éditions Casbah par l’intermédiaire de Mouloud Achour à propos de la réédition de Le secret de Marie que j’ai écrit avec mes tripes. Il traite d’un sujet délicat. Mon héroïne est une jeune fille orpheline recueillie par les Sœurs Blanches et qui est devenu chrétienne. J’y défends la tolérance des religions.  Je me suis beaucoup documenté pour écrire ce roman. J’ai fait connaissance de Mgr Tessier. Je me suis un peu inspiré du roman Le rouge et le noir de Stendal. En écrivant les dernières pages, j’ai versé des litres de larmes. Je n’écris que quand je suis inspiré, jamais sur commande

     

    D’ailleurs, dans Ma montagne, Rachid Mohand Ouali nous apprend que Bélaid, dans une de ses lettres lui demande d’écrire une nouvelle sur sa nouvelle vie de montagnard. Ce que Rachid refuse…

    Oui, combien de journalistes m’ont demandé d’écrire des nouvelles. Non, je ne peux pas écrire sur commande.

     

    Parmi vos romans, quel est celui qui vous a donné le plus de difficultés ?

    C’est Le déshérité qui m’a fait souffrir. Huit ans d’écriture. Le manuscrit a été sauvé des flammes par ma fille. Mais il m’a permis de connaître Mouloud Mammeri et d’être en quelque sorte journaliste. «  Ce livre est l’œuvre de huit ans de veille » J’ai rendu hommage à l’abnégation de mon épouse et à mon dactylographe qui m’a suivi ligne par ligne. C’était un travail monumental. Des tonnes de papier. C’était la machine à écrire  et quand il y a une  erreur, vous imaginez ce que c’est. Mais j’avais quelque chose à dire qui brûlait mes entrailles.

     

    Ma montagne aurait pu s’intituler Mémoires d’un jardinier, non ?

    Oui, il y a également de la philosophie. Mémoires de mon jardin est encore plus riche en événements et en style.  J’y décris mes expériences de jardinier. Quand je suis arrivé ici à Crescia, je ne savais rien du monde agricole. J’ai appris beaucoup de chose en cultivant mon jardin. A 7h du matin, je suis au jardin, J’avais des salades de toutes les variétés, toute sorte de haricots, des légumes frais. A 8h, je mets mon costume cravate et je vais à mon travail d’enseignant. C’était pour moi une joie. J’ai connu le vrai bonheur. Des jours avec un soleil radieux, toute une vie qui foisonne dans mon jardin. Le plaisir de cueillir un fruit.

     

    Le jardin est le lieu fertile omniprésent dans vos romans

    Oui, je travaille la terre, je me fatigue et puis me vient l’inspiration. Comme Slimane Azem qui écrit ses chansons en greffant ses arbres fruitiers dans sa ferme à Moissac.

     

    Quel est le lieu qui vous a le plus inspiré ?

    Quand je ferme les yeux, je vois le Djurdjura, comme un sphinx. La première image que je revois à mon âge, c’est mon village, mon école, même du jour de mon entrée à l’école.

     

    Vous aviez écrit d’ailleurs une nouvelle L’école d’autrefois

    Oui, je revois mon ancien maître comme si cela datait d’hier. Dans l’essai qui va paraître, j’ai écrit un texte autobiographique que j’ai intitulé Misère et grandeur de l’écrivain suivi d’un autre chapitre : L’art d’écrire.

     

    Beaucoup d’extraits de nos romans figurent dans les manuels scolaires. C’est une belle récompense et une osmose entre l’enseignant et l’écrivain que vous êtes

    L’IPN (Institut pédagogique national) a choisi beaucoup d’extraits de mes romans, notamment de Ma montagne. En classe de 7eme année du fondamental, on trouve le texte Les cerises de Rachid extrait de Nouvelles de mon jardin. Dans les épreuves du brevet, en 1973, l’épreuve de français était Le Ramadan d’autrefois, extrait de Ma montagne et le texte Timechret en 9eme année fondamental tiré également de Ma montagne qui a été choisi par M. Amhis, alors inspecteur général de l’Education.     

     

     

     

     

     

      

     


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  • Rabia Ziani : Pédagogue et homme de lettres

     

    Portrait d’un écrivain racé

     

    Huit romans, douze nouvelles publiées dans les journaux, une encyclopédie pédagogique et didactique en direction des jeunes et moins jeunes, un essai à paraître sur la littéraire universelle ( y compris l’écriture algérienne) et un jardin à cultiver toujours, au détour d’une phrase, à l’affût d’un mot. Voilà sa carte de visite. 

     

    Par Rachid Mokhtari

     

    Cet écrivain racé, de la haute montagne, pédagogue chevronné, Rabia Ziani n’appartient pas seulement au patrimoine littéraire maghrébin, africain. Par son érudition, ses dons de communiquer par la craie et l’écrit intime, la bonté et l’autorité, l’imaginaire collectif et le savoir conquis malgré la misère des origines, il projette dans le futur une œuvre romanesque peinte aux eaux-fortes,  dans la luxuriance végétale de son jardin, après les rigueurs des hivers de la migration adolescente, des résistances à la colonisation. Encyclopédie vivante, comme il aime à se peindre, Rabia Ziani, icône d’une école exemplaire, auteur d’une œuvre romanesque puisée aux sources fécondes de la culture populaire algérienne mais aussi aux tourments collectifs et individuels, est un tâcheron de l’écriture. Mais, dit-il, il faut avoir vécu pour noircir des pages vierges ou blanches. Et quelle vie !

     

    Né un seize novembre 1933 d’un père paysan et d’une mère au foyer, à Aït Smaïl, dans l’ex-commune mixte de Draâ-el-Mizan, à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Tizi-Ouzou, l’enfant Rabia fait l’école primaire et celle des Pères Blancs de sa région. Une région de piémont  qui connaît à cette époque, dans le contexte de la Seconde  guerre mondiale, l’émergence de figures du nationalisme algérien et des premiers maquis de la résistance à la colonisation. A quinze ans, le Certificat d’Etudes Primaires ( CEP) en poche – un luxe pour un indigène de cette époque- Rabia Ziani n’échappe pas aux routes maritimes familières et familiales. Il embarque pour la France où est installé son frère aîné à Paris. Fier d’exhiber son diplôme, il connaît ses premiers déboires en cette année de 1948, dans une métropole à peine sortie, en ruines, de l’Occupation. Le frère aîné qui sait de quoi est faite Lghorba ne veut pas entendre parler d’études. Il faut travailler dur, gagner son pain et celui de la famille restée au pays. Trois moins après son arrivée, le moins de juin 1948, il quitte Paris, pour Valenciennes, sur la frontière franco-belge. Il fait tous les métiers auxquels étaient rompus ses compatriotes : manœuvre en bâtiment, s’initie à la peinture au pistolet, garçon de café… Mais il ne perd pas de vue ses  études. Il prend des cours du soir et se distingue par ses facultés mnémoniques et son intelligence vive. Il pousse, malgré les peines endurées, jusqu’au brevet élémentaire. Dans son entourage, celui que l’on surnomme, désormais, Maître, il ne passe pas inaperçu.

     

    Mais sa percée foudroyante dans les études est arrêtée net. Il est appelé sous les drapeaux en tant qu’indigène français. Incorporé, il est affecté à Miliana, dans le peloton des sous-officiers. À ce moment aussi, il s’initie aux techniques militaires, se documente et est gradé Sergent avec, en perspective, la prestigieuse école militaire des officiers de Saint Mixant. Pour son érudition et son sens de l’organisation, il est affecté à la trésorerie au moment où le gros du peloton est dirigé vers les Aurès. 1954 éclate et Rabia Ziani arrive au terme de son incorporation. Aux honneurs de l’école des officiers, il choisit la résistance ardue des maquis, chez lui, à Aït Smaïl. Moussebel en costume cravate, il se marie et participe aux premières actions de la résistance locale. Mais la passion pour les études est plus forte que tout. Il s’inscrit à l’Ecole Universelle et prépare son baccalauréat par correspondance. La journée, il s’escrime avec l’algèbre, la géométrie, savoure les romans de Victor Hugo, les poésies de Musset, la nuit, il s’arme d’une pioche pour, avec ses compagnons, aller détruire un pont ou couper la route aux convois militaires. En cette année 1956,  le courrier qu’il reçoit de son école « française » est mal vu par ses compagnons. On le lui signifie. Le fougueux Ziani voit rouge. Il annonce à son épouse qu’il a trouvé du travail à Alger.  Il voulait apporter son savoir à la Révolution et voilà qu’il est soupçonné de fomenter un mauvais coup. À Alger, commence une autre aventure qui le mène tout droit vers la concrétisation de son rêve d’enfant, subjugué par ses anciens maîtres d’école, des normaliens imposants.

     

    Après un détour dans l’administration des finances et un stage d’administrateur de banque, le voilà nommé instituteur au Clos-Salembier en 1960, à la Cité Nador où il rencontre celui dont il a lu tous les romans : Mouloud Feraoun. Titularisé haut la main, il est nommé directeur d’école. Où ? Habitant alors Birmandreis, un jour de printemps, avec son épouse, il visite Crescia, après Douéra, Souidania, dans l’actuelle Wilaya de Tipaza. Un bourg tranquille, des champs à perte de vue, des villas cossues des anciens colons. Il tombe sous le charme. Il y est  resté en poste en 1964 tant et si bien que, en 2010, le mois de juin, alors que nous cherchions son domicile, un homme, la soixantaine bien remplie, nous dit avoir été son élève et se fait un plaisir de nous indiquer son domicile. En ces années mille neuf cent soixante, Rabia Ziani, immanquablement féru de pédagogie, de la mission d’enseigner, de communiquer l’instruction et le savoir, sillonne la région, organise des formations accélérées d’enseignants, pilote des stages pédagogiques, des cours d’alphabétisation pour adultes, dirige de main de maître son école, supervise les examens scolaires, la Sixième, le Brevet d’Enseignement Général (BEG) et le baccalauréat. La fougue de servir son pays par la voie royale, celle de l’école, est restée inextinguible.

     

    Dans la vie d’un homme, des cassures guettent, comme une mauvaise saison des récoltes. Rabia Ziani a oublié les héritages familiaux et il en est dessaisi de son vivant. Alors, l’homme de la craie, de l’instruction publique, pénètre l’univers angoissant de l’intime : l’écriture. Des centaines et des centaines de pages pour déverser sa douleur, écrites dans son jardin, un manuscrit de mille  pages qui n’eût été la vigilance de sa fille, aurait été la proie des flammes.  Il le reprend, le fignole et le soumet pour la première fois à la lecture avisée de Mouloud Mammeri alors directeur du CRAP à Alger qui, au terme de son expertise du manuscrit, l’encourage en cette année 1971-1972. Huit ans plus tard, une partie du manuscrit est publiée en roman sous le titre Le déshérité aux éditions Sned, en 1981. L’ouvrage, tiré à cinq mille exemplaires, est épuisé l’année de sa parution. Rabia Ziani, le romancier et le nouvelliste est né. De 1981 à 1996, il publie coup sur coup un roman et contribue aux journaux et revues de l’époque, El Moudjahid, Horizon, Algérie-Actualité, Révolution Africaine. Il est couronné à deux reprises du prix de la meilleure nouvelle. L’impossible bonheur,  La main mutilée, Et mourir à Ighil , Amère victoire, aux titres évocateurs de ces cassures, de la douleur, d’une dépossession, seront suivis de deux romans dans lesquels Rabia Ziani retrouve sa sérénité de jardinier avec Nouvelles de mon jardin et Ma montagne.

     

    Les journalistes et critiques littéraires remarquent ses premiers pas dans la littérature.  Dans son Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française ( Ed. Karthala, 1984), Jea            n Déjeux écrit après de brèves indications biographiques de Rabia Ziani : « Le déshérité ( Alger, Sned, 1981, 303 pages), est un roman plus ou moins autobiographique écrit avec beaucoup de passion, dit l’auteur «  avec beaucoup de souffrances ». Il était parti pour écrire un roman fleuve ( 600 pages) en 1970-1971. Seule la première partie a été retenue. Raïs, le personnage principal, est un ambitieux, au retour du maquis. Le roman est fait de nombreux retours en arrière et l’auteur a voulu trop dire dans un style qui verse rapidement dans la monotonie ». Pour sa part, la journaliste attitrée du journal Horizon, dans une de ses notes de lecture sur Nouvelles de mon jardin, sous le titre Charmes bucoliques ( Enal, 1985) dans la rubrique Lettres, datée du 26 février 1986, une année après la parution du roman, écrit à propos des personnages de ce roman : « Ecrire est une confession pour Ziani et dans son livre, si l’espoir de la vie rétrécit au fur et à mesure des jours qui s’écoulent et des nouvelles qu’il adresse à Belaïd, Rachid, le nouveau campagnard, vit très fort la nature et l’Humanité. Dans sa correspondance « à sens unique » d’ailleurs, il décrit à Belaïd, resté coincé dans le cercle étroit de la ville, la lumière, le charme bucolique incomparable… »  Leila Nekachtali  termine son article par une critique de bon aloi : « S’il y a un manque d’action et d’effets de surprise, le choix des mots est en accord avec la nature qu’ils décrivent et ils traduisent si bien la sensibilité d’un homme. »

     

    Ces mots, amoureusement greffés comme les arbres fruitiers de son jardin, Rabia Ziani les fait dire à son personnage de Ma montagne, Rachid Mohand Ouali, ce nouveau montagnard, émetteur de Nouvelles de mon jardin à son ami récepteur Belaïd resté en ville : « Je savoure la volupté d’écrire, la lutte patiente contre la phrase qui se raidit puis s’assoupit, l’attente immobile, l’affût d’un mot (…) Je suis de ceux qui préfèrent les écrivains qui, dans un style clair, me font retrouver le monde où je vis, qui peignent ce qui m’entoure… »

    Une autre tragédie, collective, le surprend à Crescia où la nouvelle de l’assassinat de son jeune ami Tahar Djaout, vient assombrir la luxuriance de son jardin, havre de paix.  En 1994, il prend son cartable bourré de manuscrit et rejoint son fils à Paris. Il y écrit Le secret de Marie publié aux éditions L’Harmattan en 1995. L’homme, qui n’en est pas à son premier combat, rentre chez lui, à Crescia et se fie des dangers. Humain trop humain, il est parmi les siens, près de son école, à laquelle il a consacré trente-quatre ans de sa vie d’adulte et l’idéal de son existence sur terre.

     

    Nombre d’extraits tirés ou adaptés de ses romans figurent dans les manuels scolaires de l’école primaire et du collège en ces années mille meuf cent quatre-vingt,  édités par l’IPN ( Institut Pédagogique National) du Ministère de l’éducation nationale. Le maître d’école, le romancier, le nouvelliste, ne font qu’un dans la même passion d’écrire pour instruire et d’écrire pour fructifier l’imaginaire…

    A l’ouverture prochaine du SILA 2010, ne manquez surtout pas la présentation de son essai, du haut de ses 77 ans,  De la littérature universelle attendu aux éditions Dahleb.


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  • Nouredine Saâdi, La nuit des origines

     

    Sidi Belhamlaoui aux puces de Saint Ouen

     

    Avec La nuit des origines, Nouredine Saâdi signe un roman qui fera date dans l’histoire littéraire contemporaine. Tant par l’originalité du thème que par la singularité dans le « tissage » du texte.

     

    Enraciné dans la mémoire de sa ville natale Constantine avec sa richesse géologique, hagiographique et architecturale mais aussi dans la mémoire du vieux Paris cosmopolite des milieux de la brocante, La nuit des origines a pour personnage une jeune femme constantinoise, divorcée qui choisit de quitter sa ville natale pour aller vivre à Paris sans faire d’histoire. Mais elle a une Histoire : elle hérite un manuscrit de son saint aïeul qu’elle emporte avec elle sur la route de l’exil.  Sa relation avec le parchemin aux précieuses calligraphies est quasi charnelle. Il est sa généalogie, ses racines et sa psalmodie ancestrale : Des cahiers bi feuillés cousus par le même fil, c’est étonnant, un travail si précieux. On dirait même que le calligraphe a exécuté lui – même les enluminures, le mouvement est pareil que sur les diacritiques. Ah ! et ces couleurs ! Elle retourna le manuscrit et lut à haute voix en arabe – butant sur les « r » et les « kh » - le frontispice, répétant : onze chawal mil cent dix. Une merveille, une merveille ! Se sentant soudainement fière. Abla osa : le signataire, c’est mon aïeul, Sidi Kebir Belhamlaoui Ben Ali ; cette prière de Moulay Abdeslam Ibn Maschich, nous l’apprenons par cœur, de génération en génération. Cette émouvante scène se déroule dans le bureau de la conservatrice adjointe des manuscrits orientaux, spécialiste du Maghreb à la bibliothèque nationale. Cette dernière ne put s’empêcher de dire à Abla : Pardonnez mon indiscrétion, mais qu’est – ce qui vous pousse à vous séparer d’une telle merveille ? S’en séparera – t – elle ? C’est la grande énigme du récit, de son épaisseur métaphorique.

    Abla a fui sa ville natale Constantine pour Paris, emportant dans ses bagages ce manuscrit de son aïeul Sidi Kebir Benhamlaoui Ben Ali, les prières sentencieuses de Moulay Abdeslam Ibn Maschich et le verbe protecteur des saints tutélaires de la ville du Rocher. Elle affronte l’exil, chargée de la mémoire hagiographique de son berceau de roc natal.

    A Paris, elle échoue dans une petite chambre d’un foyer. Elle découvre la capitale et, un jour, ses flâneries l’emmènent dans les quartiers aux puces, le milieu de la brocante, où, dans le bar de Mère Jeanne, des brocs de mémoires tentent de résister à la casse des origines. Parmi nombre d’objets, bibelots et meubles d’époque, elle remarque un lit d’or à baldaquins qui lui rappelle celui de son grand – père et peut-être même le lit tumultueux du Rhummel. Elle rencontre Ali, enfant de la DASS qui tire ses origines de Constantine, ville qu’il ne connaît pas, brocanteur et ami de Jacques aux origines brouillées, lui aussi, pucier, surprend l’éclat du regard de Abla sur le lit à baldaquin dans l’entrepôt de Jacques ; un lit de la nuit des origines sur lequel le corps de Abla se refuse pourtant à l’abandon du plaisir. Et puis, il y a Jacques, l’ami de Ali-Alain, Père Paulo, Bernard’, Mère Jeanne, la patronne du bar de la République des puces, où les noms sont abrégés, creusés par l’exil, une communauté d’expatriés, d’anciennes généalogies qui se sont fondus au cours des tumultes de l’histoire au cœur d’un vieux Paris balzacien, méconnu, avec ses ruelles, ses odeurs, ses criées, ses beuveries, ses racines éparpillées, hétéroclites, espaces mouvants de forains, collectionneurs de photographies d’époques dans lesquelles, comme Bernard’ il continue de chercher l’enfance des cartes postales paternelles envoyées du front ; meubles stylisés de noblesses déchues, échoués, comme eux, dans ce vieux Paris qui se prépare à une grande manifestation pour revendiquer sa part d’existence dans la ville – lumière. Un monde bigarré où le patronyme est transformé, abrégé, coupé, haché, doublé. Ali – Alain, Bernad’, Abla – Alba, Balbo : Abla retouna souvent chez Alain et peu à peu se tailla une existence aux puces. On la rencontrait partout, on aurait dit que l’espace lui appartenait, au point où Carlos avec son humeur grivois laissa fuser un soir chez Jeanne qu’elle était désormais une chatte adoptée (souligné dans le texte) – ce dont fort heureusement pour lui, elle ne comprit pas le double sens de la blague de macho et de l’argot des bistrots. On ne l’appelait plus d’ailleurs qu’Alba et elle finit, par lassitude, à s’y habituer. Seul Alain ne s’y trompait plus ; Jacques ayant d’emblée saisi – par son expérience, quoi ! – combien il nous importait d’être bien nommés. Résignée à ce nouveau nom, à répondre à ses sons, à sa signification de blancheur et de pureté, elle prit le jeu avec l’amusement avec lequel on se livre innocemment à des sobriquets passagers (…)

    Deux mémoires vont coexister désormais : celle de Abla - Alba, mystique, hagiographique, spécifique, contenue dans le manuscrit du saint patron de la ville – citadelle, Constantine, et celle de la brocante, polyphonique, multilingue, des brocs de souvenirs ; deux mémoires qui vont se rencontrer, s’affronter, se défier, s’enlacer, s’aimer, s’adopter mais se repousser car le territoire de cette « généalogie de la géologie » de Abla, adoptée pourtant par les brocanteurs qui l’appellent Alba se défie des commissaires priseurs à l’affût d’objets rares dont les âmes se prostituent aux ventes aux enchères.

    La bibliothèque nationale s’intéresse au manuscrit de Abla, elle s’y présente et soumet la mémoire calligraphique de son ancêtre à l’expertise de son authenticité, le cœur brisé, devant son ami Jacques habitué à ce genre de transaction. Abla – Alba reprend possession de son manuscrit et, au sortir de cette séance, sombre dans un mysticisme délirant comme si son manuscrit avait été violé. Alain – Ali n’a plus de nouvelles de sa compatriote ancestrale échoit sur le zinc de Mère Jeanne et noie son exil ravivé, plaies béantes des origines brouillées par l’arrivée de la porteuse du verbe de son prénom d’origine qui tournoie dans « la valse des puces ». Abla – Alba égaie de sa beauté de son corps qu’on aurait dit sculpté par les eaux immémoriales du Rhummel aux écumes katébiennes. Mais elle inquiète par son mutisme, son égarement intérieur. Forte, émouvante et tragique que cette dernière scène de ce roman généalogique où, dans l’atelier de Jacques, le commissaire – priseur marchande son manuscrit, l’âme de ses aïeux, de son sang, de sa lignée : …alors, jetant un furtif coup d’œil à sa montre et s’emparant du volume comme s’il craignait qu’il s’envolât, le commissaire priseur abattit avec enflure la proposition qu’il avait sans doute longuement mûrie comme un joueur de poker : Assurément, j’aurais tant aimé organiser une si belle vente d’une pièce unique, avec un superbe catalogue à la Delacroix, rédigé par un ami écrivain – vous voyez, Laurence ? – qui nous aurait rendu l’Orient de Flaubert, mais je crois qu’il est plus sage de choisir une opération de gré à gré. Je l’acquerrai moi – même et le mettrai en vente plus tard : J’ai quelques clients importants, des princes arabes et,  n’est – ce  pas chère madame, vous auriez la consolation que votre manuscrit reste en terre d’Islam ; je l’imagine déjà dans un coffret de cristal, comme une couronne sur un fond de satin vert ».

    Devant Louis Philippe Trakian, le commissaire priseur, ébaubi par le manuscrit, sûr de conclure le marché inespéré à vil prix, ne tarit pas d’éloges sur la pièce unique en son genre et se fait fort de rassurer Abla sur la destination du manuscrit comme s’il pressentait qu’une colère grondait en elle sourdement. Elle finit par éclater et l’atelier de Jacques où l’entretien eut lieu devint le théâtre d’une tragédie 

     

    Elle fuit les lieux, serrant l’héritage scriptural du VIè siècle contre sa poitrine. Dans la rue, elle perd connaissance. A l’hôpital où elle a été évacuée, elle se suicide en avalant une boite de Vidal. Lors du rapatriement de sa dépouille dans sa ville natale, Alain – Ali dépose le manuscrit dans le cercueil : « A ton retour, lui a – t – il confié, tu trouveras le lit doré chez toi. C’est sa destinée ». La mort de Abla a en quelque sorte sauvé le manuscrit puisqu’il est retourné à ses origines. Par son geste salvateur, Ali – Alain qui a pris conscience de la valeur du manuscrit, renoue avec une ancestralité oubliée. Grâce aux brocanteurs, la mémoire de l’aïeul de Abla – Alba n’a pas été bradée aux commissaires priseurs. Ils ont compris qu’un pays ne se vend pas. La mémoire spécifique de Abla et celle, cosmopolite des brocanteurs ont fusionné au – delà des frontières et des langues.

     

    Ce roman « tissage » de la cassure des origines spécifiques et universelles, fusionnées dans un état – civil de la brocante et dans une culture toponymique partagée entre une hagiographie de la sainteté et une géographie de la souika transplantée au cœur de Paris, introduit, dans sa syntaxe, une forme originale. Les dialogues sont intégrés dans le corps narratif du texte et ne sont pas signalés par des marques formelles ( tirets, guillemets), comme si un méta – personnage les faisait couler dans la mémoire narrée. C’est la première fois que cette forme esthétique qui enlève aux dialogues leur autonomie syntaxique pour être intégrés dans le discours narratif apparaît dans le roman moderne. Les dialogues conservent leur structure syntaxique mais ne sont pas introduits par des tirets avec des retours à la ligne. Ils font partie du continuum narratif comme si un méta – personnage, celui de la Mémoire, les absorbait, les faisait couler dans l’architecture narrative de cette mémoire sémantique ( qui n’est  donc plus verbale, c’est à dire immédiate).  Avec La nuit des origines, Nouredine Saadi continue sa quête d’écriture des espaces soumis à l’errance du temps, de l’histoire et des cultures. Dieu Le fit, son premier roman est l’histoire d’un bidonville dont les habitants sont menacés d’expulsion, La Maison de lumière est une généalogie architecturale du palais du premier Dey d’Alger racontée par ses gardiens, les Aït Ouakli, de la pose inaugurale de la pierre des fondations jusqu’aux années sanglantes de la décennie écoulée. La nuit des origines est un événement littéraire mondial en ce qu’il apporte d’originalités dans sa forme esthétique.

     

     

    L’entretien

     

    Nouredine Saâdi aime à dire : « Je suis né à Constantine, sur un rocher, au dessus d’un précipice ». Cet écrivain des lieux d’Histoire et de sainteté a été l’invité du FELIV tenu la semaine écoulée à Alger sur l’esplanade de Riadh El Feth. Il a parlé de son dernier roman La nuit des origines mais aussi de La maison de lumière et de Dieu-Le Fït qui a obtenu le Prix Kateb Yacine. Dans cet entretien, il plonge dans son univers romanesque.

     

    Nouredine Saâdi : « Je suis un écrivain des lieux »

     

     

    L’Est Républicain : Peut-on qualifier votre écriture d’ écriture tissage » ?

    Nouredine Saâdi : Je suis tout à fait d’accord sur cette lecture sur  mon travail d’écriture.  Certains écrivains ont une stratégie d’écriture à partir de la composition. Moi ce qui m’intéresse,  c’est le tissage qui s’opère entre les divers niveaux par lesquels on perçoit le réel. De ce fait, ces tissages vont créer eux- mêmes une composition différente.  Dans  Dieu-Le-Fït, La maison de lumière qui est un texte plus narratif  et  La nuit des origines,  ce tissage renvoie aux divers fragments qui vont se structurer et qui font que le livre tienne. Mais c’est au lecteur d’en apprécier la trame. Mais, à la différence du vrai tissage, l’écriture   va exister en même temps que le tissage… Il n’y a pas une trame qui est préconçue. En tout cas,  je sais que certains auteurs font un plan de composition avant d’écrire, moi j’en suis incapable.

     

    Le personnage de Les vigiles de Tahar Djaout est dans cette trame…

    Effectivement, c’est une façon pour lui de s’inscrire dans la littérature  algérienne en rapport avec les écritures qui l’ont précédée. Il y a un clin d’œil à Dib, à Feraoun…

     

    Est-ce que ce tissage esthétique n’est pas plus approfondi dans La nuit des origines ?

    Je crois qu’en écrivant plus de livres, plus  on affine le travail d’écriture et je crois effectivement que La nuit des origines est le texte qui va poursuivre et je dirais même achever cette écriture par tissage.  Parce que comme vous l’aviez fait remarquer dans un article,  il y a cette fusion des dialogues dans le corps narratif du texte dans lequel ont été enlevés tous les signes arbitraires du dialogue. En fait, je n’ai pas commencé à l’écrire comme cela. C’est au bout de quelques pages que j’ai senti une espèce de corset et je me suis dit que si je me libérais ce corset, les dialogues s’enchevêtreraient entre eux un peu à l’image des bulles  d’une bande dessinée qui donneraient plus de prégnance aux dialogues  qui vont s’ intégrer dans la structure narrative. Il n’y aurait pas donc d’un côté la surface du récit  et de l’autre la surface du récit par les dialogues.  

     

    Votre œuvre romanesque est hantée par les lieux. Est-ce à dire que vous êtes fasciné par l’architecture physique et sémantique ?

    Je suis un écrivain des lieux ; je suis habité par des lieux. Et de plus je vous fait une confidence, le métier que j’aurais aimé faire, c’est le métier d’architecte. J’ai toujours été fasciné par l’architecture. Ou que je me déplace, je m’intéresse moins à ce que peut me donner un guide d’un lieu, d’un site, qu’à la découverte par mon œil, par mon épreuve physique de ce qu’est l’architecture de ce lieu. Le rapport à l’architecture est devenu en quelque sorte chez moi un des embrayeurs du récit lui-même. Dieu Le Fit se situe dans un bidonville, vous l’aurez remarqué, c’est l’habitat dit précaire, c’est-à-dire, un habitat sans fondation. La maison de lumière s’ouvre par la fondation et elle va se construire dans une matrice qui est l’éternité. D’ailleurs, le titre premier que je voulais donner à ce roman est La maison d’éternité. La nuit des origines se passe aux puces de Saint Ouen, dans une ville qui est en réalité une ville fantôme qui n’existe que durant trois jours pendant lesquels la ville est structurée avec les stands et tout à coup, elle va disparaître avec la levée du marché.

     

    Ce sont des lieux cosmopolites, de brassage d’identités…

    Ce sont toujours des lieux cosmopolites parce que j’essaie, tout en écrivant sur l’Algérie, de me décaler de tout ce qui est énonciation de type exotique ou folklorique de manière que, ces lieux, quels que soient  accèdent quelque part à l’universel. Les habitants du bidonville de Dieu- Le- Fit sont quelque part dans l’universel parce qu’ils vont faire cette Rihla, ce voyage vers les origines. Les Qabaïles, comme je les ai appelés, sciemment pour maintenir cette appellation de l’époque, qui vont venir de plusieurs régions du pays pour être les ouvriers de cette maison et qui se sédentarisent, vont partir de leur origine pour accéder à l’universel. Mon personnage, Baya, de La nuit des origines, porte un manuscrit qui est mystiquement universel et elle va rentrer dans ce monde cosmopolite qui existe réellement aux puces de Saint Ouen.

     

    Des lieux intimes pour approcher la grande histoire ?

    Oui, je lis cela souvent et cela m’amuse. On dit qu’il y a des écrivains de l’intime et de « l’extime » ; des écrivains qui sont plus dans l’autobiographie ou l’autofiction et des écrivains qui ont une  distance par rapport à ce qu’ils écrivent ; c’est un peu ce qui est né dans le nouveau roman. Moi, je peux dire que par les personnages, la narration, par le travail de l’imaginaire sur le Réel, on exprime ce qu’on porte en soi intimement par le détour symbolique. Ce qui fait qu’il y a plein d’aspects dans chacun de ces romans qui relèveraient de l’ordre de l’autobiographie

     

    Le narrateur d’une nouvelle du recueil Il n’y a pas d’os dans la langue revisitant  ses lieux d’enfance à Constantine, s’exprime avec un « tu »…

    Je ne pouvais écrire ce texte trop intime qu’en prenant la distance par le « tu »

     

    Le manuscrit de Sidi Belhamlaoui, le gardien de Constantine, voyage avec Abla à Paris comme le fait Ibn Tumert aux Champs-Élysées.  Comment appréciez-vous ce rapprochement entre La nuit des origines et L’Invention du désert ? 

    Je n’ai jamais pensé à ce rapprochement mais il me paraît tout à fait correspondant dans cette aventure de l’écrit. En même temps, c’est le renversement des regards. Par rapport au regard qu’a eu historiquement la littérature de Flaubert que j’adore sur ce qu’est l’Orient dans son imaginaire,    je voulais dans le roman La nuit des origines dans mon rapport aux puces de Saint Louis rendre compte de l’occident de mon regard. Et cet occident de mon regard est toujours porté par ce lien anthropologique avec le pays et la terre de naissance.  

     

    Il y a beaucoup de lieux de sainteté dans votre écriture….

    Deux réponses qui ne se complètent pas ; elles sont à des niveaux différents. La première : une réponse mémorielle et très autobiographique. Quand j’étais tout jeune, mon père qui était d’origine paysanne et ayant vécu à Constantine,  disait toujours pour s’exprimer  « Ah, Sidi Belhamlaoui ! ». Après le décès de notre mère, j’avais quatorze ans, il m’emmenait à Sidi Belhamlaoui. C’est quelque chose qui m’est resté ;  puis j’ai eu la culture classique française ; en revanche, au-delà du religieux, il me reste quelque chose qui fait que partout où je vais j’aime ces lieux mystiques qui sont des lieux habités. Et je le fais dans tous mes voyages. Ayant fait mes études au lycée Bugeaud puis au lycée Abdelkader j’ai découvert Sidi Abderrahmane et j’en suis un connaisseur. Pierre Legendre, psychanalyste, disait « Nous sommes tous des enfants du Texte ». La seconde réponse : au fond, il existe des modes de mysticisme qui peuvent être liés au religieux et ceux  liés à un sacré au-delà du religieux. Et je pense que la littérature, en tout cas l’idée que je m’en fais, appartient  à quelque chose qui est dans l’ordre du sacré.

     

     

     

     

     

      


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  • Culture : EN LIBRAIRIE
    L’AMANTEDE RACHID MOKHTARI
    La maison maudite

     

    Quand Mohand Saïd Azraraq rentre de «Fafa» (France) en 1946, à Tazma Tamazirt Laâlalen, son village natal, il a déjà un pied dans la tombe. Les cuves de l’aciérie de Charenton lui ont ravi les plus belles années de sa jeunesse.
    Les poumons ravagés par les forges mécaniques et à moitié aveugle, Mohand Saïd ne tarde pas à passer de vie à trépas. Outre tombe, il garde un œil sur son village. Son Omar, son fils unique, n’en fait qu’à sa tête. Il possède une grande maison à deux étages que tout le monde lui envie au village. Omar est loin d’être un saint. Il détourne des tonnes de matériaux de construction à l’administration coloniale française. La maison porte en elle quelque chose de maléfique. Elle est damnée. Personne ne supporte d’y rester ! Le fils de Mohand Saïd Azraraq déserte l’armée coloniale pour monter au maquis, prêter main- forte à ses frères d’armes. Son cœur est sens dessus dessous depuis que sa voisine, l’envoûtante Zeïna, l’a transpercé de son regard !
    Sabrinal
    L’Amante de Rachid Mokhtari, éditions Chihab, 2009, 209 pages.

     

     

     

     

     


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  • Boudjedra : « Une tragédie grecque des embarqués de l’histoire »

     

    Dans cet entretien, Boudjedra parle des traumatismes de l’histoire de l’Algérie et des blessures intimes de ses personnages, mis en parallèle dans son roman. Il explique sa démarche littéraire dans l’écriture de Les figuiers de barbarie conçu comme une tragédie grecque.

     

     Entretien réalisé par Rachid Mokhtari

    Dans ce roman, vous menez un parallèle constant entre les traumatismes de l’Histoire – la conquête coloniale, la guerre de Libération, l’Indépendance, Octobre 1988, la décennie rouge – et les traumatismes personnels du narrateur à travers le pathos du père. Pourquoi cette démarche, nouvelle, dans votre œuvre littéraire ? 

    Rachid Boudjedra : Dans deux ou trois de mes romans, j’ai traité de sujets historiques bien précis. Dans Le Vainqueur de coupe, l’attentat de Colombes contre Ali Chekkal ; dans Le Démantèlement, la liquidation de maquis communistes par l’ALN. Tandis que dans ce roman,  j’ai voulu écrire mon propre bilan de mes années dans l’ALN, raconter mon itinéraire avec ce personnage , Omar, ce cousin qui existe dans la réalité, parler de la guerre de libération, de l’indépendance et le bilan de ces gens-là. Leur propre vie, leur destin sans tomber dans le versant historique à mon sens dangereux pour un romancier. J’ai préféré laisser parler les généraux de l’ armée française coloniale, les manchettes de journaux de la période 1830 – 1837 sur la prise de Constantine par Saint Arnaud, ne pas, donc, raconter  cette histoire à travers ses batailles, comme on en voit dans les sagas, les récits épiques ; le texte fonctionne à travers la correspondance de généraux de la conquête ; correspondances entre eux ; entre eux et leur famille et là, l’intime se mêle aux faits.

     

    Le choix de ces correspondances d’officiers de la conquête coloniale est une marque de l’intime…

    Oui, ils parlent à leur famille, à leurs épouses, ils se tutoient entre eux, dans les lettres de Bugeaud à sa famille ou les lettres de Bugeaud à Saint Arnaud. Tout cela se mêle aux lettres de Rac ( Rachid) qu’il envoie à Omar, il y a donc une sorte de parallélisme constant dans ce roman : parallélisme entre l’assassinat de Abane Ramdane par ses propres camarades, commandité par Krim Belkacem que  Boussouf a exécuté en présence de Lakhdar Bentobal et l’ assassinat de Ben M’hidi par Bigeard.

    En parallèle aussi avec les traumatismes familiaux, du père. Y compris le traumatisme sexuel dans la présence des deux jumelles. Ces traumatismes relèvent plus de la « jumellité » que de « parallélisme », à vrai dire.

     

    Fernand Yveton et d’autres condamnés à mort exécutés comme lui en 1957  est donné à lire dans son extrême humanité, intimité. Il n’est pas peint dans son héroïsme, surtout dans ces scènes où il tient sa comptabilité et fait des rêves érotiques. Pourquoi ? 

    Ni dans leur exploit. On pourrait appeler ce roman La condition humaine sans penser à Malraux. Pour eux deux, Omar et le narrateur, leur vie condition humaine n’est pas du tout brillante, comme cette Algérie qui n’arrête pas de souffrir. Fernand Yveton fait des rêves érotiques. C’est normal pour un prisonnier. Tous mes personnages romanesques, même quand ils ont fait des choses héroïques, ils restent malgré tout des êtres humains et je préfère cette humanité chez Yveton qui est de souche populaire , originaire du Clos Salembier. C’est plus émouvant de le voir tenir le carnet de ses dépenses pour prouver à sa femme « Béa » ( Béatrice) qu’elle ne doit pas lui envoyer de l’argent que de lui faire dire des propos du genre « non, je ne regrette rien de mon idéal communiste, etc. »  

     

    Parlons du prétexte narratif. Omar et le narrateur prennent le vol Alger-Constantine dans l’Algérie actuelle ; Constantine est le lieu de destination mais en même temps cadre narratif…

    Oui, j’ai insisté beaucoup plus comme cadre historique. La prise de Constantine par la tentative échouée de Damrémont puis par Saint Arnaud au lieu de me référer à la prise d’Alger qui elle a été facile, rapide alors que la prise de Constantine a duré huit ans. 

     

    En réalité, les deux voyageurs ne se parlent pas. Est-ce la raison pour laquelle  il n’y a pas de dialogues ?

    L’un lit dans le visage de l’autre, ils se connaissent tellement bien qu’ils n’ont pas besoin de parler. Ils s’échangent des bribes de paroles, des bouderies. En une heure de vol, ils passent presque la moitié du temps à se bouder plus et un peu à se parler. Ils se comprennent, ils se sentent. Le narrateur connaît le problème de Omar et il sait qu’il ne peut pas en parler ; Omar sait que l’autre veut le faire parler là dessus. Il y a beaucoup de complicité et de tendresse entre eux. Et une intuition l’un de l’autre.

     

    Omar et le narrateur ont des destins croisés, inversés.  Se complètent-ils ou s’opposent-ils ?

    Ils se complètent, à mon avis. Chacun est déchiré. C’est bien pour cela qu’ils sont foutus, fichus, ils sont célibataires, ils portent en eux une angoisse, une stérilité dans leur propre existence, un ratage total bien que socialement, ils aient réussi leur vie. Ils restent tout de même copains, enfants, avec leur secret, ils sont particuliers. En même temps, à travers eux, c’est le bilan de l’indépendance de l’Algérie, ce qu’elle a réussi, ce qu’elle a raté. Je dirais que c’est le baraquement de l’histoire. Dans chaque famille, il y a des nationalistes, des révolutionnaires de 54 et d’autres pas du tout. Le père de Omar, commissaire divisionnaire était là, avant 54, il est resté à sa place. C’est un personnage passif, qui subit l’histoire  qui finit par l’avoir. Par contre l’un de ses fils, le jeune frère de Omar, il est OAS sans conviction idéologique. L’histoire que je rapporte est vraie.  Comme le père était commissaire divisionnaire à Batna quand la guerre a commencé, ses enfants menaient une vie à l’européenne, avec l’élégance des costumes de l’époque, ce jeune frère de Omar s’était trouvé bien accepté par les pieds noirs riches. De fait, il est rentré là dedans, dans ce milieu, presque naturellement. Il devient ainsi OAS.

     

    Omar n’essaie-t-il pas d’atténuer ce passé familial qui le blesse ?

    Là aussi, il y a un va et vient. L’histoire n’est pas figée. Ce que pense un individu au cours de sa vie change, évolue. A l’indépendance, Omar, réellement médecin, ( moi je me suis inventé la profession d’architecte) ,  était très agressif vis à vis de son père et de son frère. Il me racontait tout cela alors que j’étais à la fac en pleurant, presque. Mais avec le temps, l’âge, il a commencé à évoluer psychologiquement et son attitude vis à vis de son père et de son frère a changé.

     

     Omar est chirurgien, le narrateur architecte. Des professions d’intellectuels qui suggèrent la précision, la méticulosité alors qu’ils sont confrontés au chaos…

    Ils sont dans le chaos total. Il y a un balayage de l’histoire de l’Algérie de ses conquêtes à nos jours, de 2009, au moment de l’écriture du roman, en passant par la révolution d’octobre 1988 et les dix années d’intégrisme que je n’ai pas beaucoup évoquées ; j’y ai consacré plusieurs romans. Je n’en avais pas besoin dans ce roman Il y a en néanmoins de brefs passages sur Kheira l’égorgeuse que je donne à lire comme un cas de folie en psychiatrie. Dans la 4ème de couverture du roman, celle de l’édition Grasset  plus longue que celle de Barzakh, il est fait référence de la décennie du terrorisme.

     

     Vous relevez, dans la lecture de documents de la conquête coloniale, accolé au mot « Enfumades », le terme d’ « Emmurades » ?

    C’est dans les correspondances des généraux de la conquête que j’ai trouvé ce terme d’ « Emmurades ». J’ai consulté le dictionnaire, il n’y est pas alors que le mot « enfumades » est entré dans le dictionnaire français. Ce mot « Emmurades » revient plusieurs fois dans les correspondances entre Bugeaud et Saint Arnaud. Ce terme m’a beaucoup frappé, c’est le seul mot qui est mis en majuscules dans le roman. Mon éditeur a été réticent pour la majuscule de ce mot mais je l’ai maintenue. Il a respecté ce choix.

     

    Le lexique de la littérature coloniale reste encore à découvrir ?

    Absolument, il n’est pas achevé. 

     

    Ce livre a de liens intimes avec Fascination … 

    Absolument. Il tient également un peu de La Répudiation. Mais le rapport est évident avec Fascination. Ces deux romans possèdent  le même décor, la même poétique. J’ai même, en intertexte, mis des passages de Fascination entre guillemets.

     

    C’est votre univers romanesque avec une circulation des personnages et des variantes narratives ?

    On me dit que je me répète, que je raconte la même chose. Pour nous, franchement, c’est la dernière révélation esthétique des quinze dernières années de la littérature moderne. Lisons  Antonio Antunes Lobo, écrivain portugais qui, dans la même page, réécrit trois à quatre lignes. Et que dire de Faulkner ! C’est également ma façon d’écrire.

     

     Ce n’est pas spécifique au romancier. C’est également le propre des peintres, des musiciens…

    Tout à fait. Combien de notes Beethoven ou Mozart répètent en trente secondes ; Picasso dans Guernica de 1937 ou Les Femmes d’Alger dans leur appartement qui est une réécriture de Delacroix de 1955, sont deux toiles qui, dans un intervalle de vingt ans,  révèlent les mêmes angles, toujours aigus.

     

    La métaphore de l’image des Figuiers de barbarie ?

    J’ai appris dans un livre de botanique, en écrivant le roman, que la fleur du figuier de barbarie  est la seule fleur au monde qui donne cinq couleurs ; c’est quasiment un arc en ciel. Ils symbolisent également l’Algérien avec sa fierté, sa beauté, sa gentillesse, c’est un sentimental mais quand on l’agresse, il pique, il devient méchant. Par cette métaphore, j’ai beaucoup pensé  à la peinture de Marcel Gromaire qui a peint après la guerre 14 à laquelle il a participé. Il en a été traumatisé : il a peint de grands ponts avec une sorte de tôles en forme de demi ronds ou de demi rectangles ; j’ai pensé également à Fernand Léger qui lui aussi a été marqué par la guerre 14. Ces figuiers de barbarie participent aussi du subjectif. J’ai beaucoup vécu dans cette ferme de haras que je décris et où mes figuiers de barbarie délimitaient les champs à  Ain Beïda, Batna, Khenchela,  des chaînes de figuiers de barbarie infranchissables.

     

    Sur le plan esthétique, il y a une apposition entre un « je » fragmenté, celui du narrateur et un « il » -Omar au lieu d’une complicité dialogique « je-tu » ?

    Comme vous l’aviez dit au début de cet entretien, il n’y a pas de dialogue entre les deux passagers du vol Alger-Constantine. C’est plus la représentation que se fait le narrateur de Omar. Omar lui est un  peu étranger. Il lui échappe complètement et la fin n’est pas du tout heureuse. Le narrateur a l’impression de l’avoir ébranlé, calmé en quelque sorte de sa culpabilité mais Omar reste tout de même impassible. Le narrateur semble avoir perdu sa salive en vain.

     

    Les passagers de l’avion deviennent-ils des embarqués de l’histoire ?

    Ils sont embarqués malgré eux ; ils sont des voix off , des figurants de l’histoire. Tous les fantômes sont embarqués dans le même espace et dans le même temps. C’est la première fois et j’y ai pensé vraiment, que j’ai écrit selon les principes esthétiques de la tragédie grecque. Ce n’est pas un gros roman, moyen plutôt, l’histoire se déroule dans un lieu clos, certes moderne, mais étroit, étriqué, pendant une heure au lieu des 24h des auteurs grecs évidemment.


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