• Les figuiers de barbarie, de Rachid Boudjedra ( Ed Grasset, Paris – Ed Barzakh, Alger)

     

    Des passagers de l’histoire

     

    Sous le titre métaphorique Les figuiers de Barbarie, fruits sauvages et comestibles méditerranéens, Rachid Boudjedra replonge dans son univers romanesque où se télescopent une histoire individuelle, intime et l’histoire collective de l’Algérie. La voie poétique ( le fatras familial) et la trace mnémonique ( les fracas de l’Histoire) s’y frottent dans une esthétique singulière qui fait éclater les frontières entre le poétique et le document, imbriqués, dans une trame narrative allégorique. Cette mise en contiguïté entre une généalogie des attaches familiales brouillées et une généalogie des horreurs coloniales brouillées elles aussi ( Victor Hugo dont il es question, est créateur de Gavroche mais aussi adepte des coupeurs de têtes des gavroches algériens) est l’identité esthétique de cet univers romanesque.

    Dans ce roman, Omar et l’auteur narrateur, des cousins,  entame un duo labyrinthique ( ou psychanalytique) le temps d’un voyage en avion Alger-Constantine, destination physique et cadre narratif du récit. Alors que tout semble les éloigner, en particulier le passé historique de leur famille respective, Omar et l’auteur narrateur ont grandi, fait leurs études pris le maquis  et partagé leur passion d’amour pour les jumelles –juments de leur jeunesse, ensemble. Lors du voyage, c’est à peine s’ils s’échangent des propos. L’auteur ( Rachid Boudjedra) en l’absence de tout dialogue, confie à l’auteur narrateur un soliloque à plusieurs tons et dans et par lequel une hétérogénéité de discours ( historique, chroniques familiales, documents historiques, prose poétique, essai) confère au roman une richesse narrative et une unité discursive.

    Omar et son cousin, frère de Zigoto, ne se sont pas revus depuis des années. Et ils sont à bord de cet avion qui les emmène vers la ville du Rocher et du Précipice, leur ville natale mais aussi lieu des secrets de famille restés encore des plaies vives. Omar porte un poids sur ses épaules. Il a fait le maquis, défendu la Patrie mais cela n’honore pas la famille et n’absous pas le passé trouble de son père, commissaire divisionnaire et de son fère acquis à l’OAS. A-t-il pris le maquis pour atténuer ces traîtrises. D’autant que son grand-père, Si Mostafa dont tiens Omar, son petit-fils,  fut un nationaliste de la première heure ?  Du côté de l’histoire intime, Omar n’a rien à révéler de si important. Un père monogame, aimant son épouse Nadya, femme instruite et cultivée. En revanche, l’auteur-narrateur semble avoir des turbulences et esclandres sur le plan de la vie privée et de quoi en tirer fierté et jubilation là où Omar en rougirait. Un père richissime, nationaliste, habitué des geôles coloniales et néanmoins si tyrannique, pervers, polygame et fêtard qu’il ne cesse de hanter, flageller, depuis La Répudiation, l’espace romanesque de Boudjedra. Mais quel bonheur, tout de même, d’aller sur la fulgurance des chevauchées de ses haras, d’entendre les piaffements de ses juments de race, des leurs jockers aux prénoms musicaux, Lil et Lol, de relire, en quelque sorte Fascination où s’étendent les hautes plaines du Constantinois auxquels les deux passagers de l’avion et de l’Histoire contemporaine de l’Algérie ne prêtent pas regard. Des passagers d’une Histoire mouvementée. D’abord celle de la pénétration coloniale. Les lettres échangées depuis des années entre Omar déchiré entre son passé de révolutionnaire et celui honteux du père ( encore que…) et du frère qui le mine, le compresse de l’intérieur et le narrateur, son cousin, qui porte la blessure originelle d’un géniteur  insatiable de pouliches-femmes ; ces lettres, surtout celles de Omar, mentionnent des faits d’une sauvagerie inouïe  de la pénétration coloniale, de « cette brochette d’officiers de la conquête » ( Mostefa Lacheraf, in Algérie et Tiers-monde) coupeurs de têtes, spécialistes d’enfumades et « d’emmurades ». Et ces cimetières profanés dont les os ont nourris les fours des savonneries marseillaises. Pourquoi rappeler tant d’horreurs ? Certes, le lecteur pourrait interpréter cette fouille dans les charniers de l’Histoire comme une obsession de Omar  qui n’a de cesse de vouloir atténuer la félonie  du frère OAS et la reddition du père, commissaire divisionnaire qui, plus est au cœur de l’Aurès de la rebellion. Entre Omar et l’auteur-narrateur, il y a cette béance, cet abîme aussi profond que celui de Sidi M’cid. Comment faire éclater l’abcès de toutes ces histoires, ces esclandres sulfureux quand, lors même de la guerre de Libération et bien après, ses élites sont garrottées par leur « frère » d’armes l’année même ( 1957) où « l’étincelante » guillotine attend aux aurores Ahmed Zabana ( non cité dans le roman) et le communiste Fernand Yveton qui est donné à lire dans son extrême humanité et non dans un héroïsme surfait. Belles pages dans lesquelles, dans sa solitude cellulaire, il s’imagine, comme dans une détresse pornographique, se fondre dans le sexe de sa femme Béa ; quand, en cette année même, Ben M’hidi est pendu sous les honneurs de ses geôliers ; et, quand, des années après, en Octobre 1988, des chars sont lancés contre des enfants dont la ténacité et la résistance rappellent la détermination tranquille du fidaï qui a éliminé le bachagha Ali Chekkal dans la tribune présidentielle où René Coti assistait à une finale de foot opposant le FC Toulouse et le SCO Angers ( Cette scène rappelle le roman La Vie à l’endroit où dans l’euphorie des spectateurs, Yamaha, la coqueluche belcourtoise, a été foudroyée pour d’autres desseins tout aussi vils, lâches et mesquins que les razzias de Saint Arnaud. Tant il est vrai que les figuiers de barbarie poussent dans des bourbiers, aiment les détritus, plus on met, mieux c’est. Bourbier de l’Histoire pour Omar, bourbier de famille pour l’auteur-narrateur qui donne tous les prénoms de sa famille, de son amante pubère, énième épouse de son père, de son hérisson, sauf le sien. Les deux cousins, célibataires endurcis, ont des destins croisés, mais inversés. Ce que l’un enfoui comme tare familiale dans l’histoire collective, l’autre ne cesse de laver en public le linge sale des ascendants. Des passagers de l’histoire qui reviennent dans le pays tourmenté de Nedjma. Tant, se télescopent aussi l’Algérie poétique de Kateb  et l’Algérie oubliée de  Lacheraf. Au croisement de l’histoire intime par ses secrets d’alcôve et la grande histoire par ses horreurs à jamais tatouées dans la mémoire sémantique. L’auteur exploite deux moments de l’Algérie sous occupation ( les premières années de la conquête et la guerre de Libération) et un moment de la post-indépendance : la révolte du 5 octobre 1998. Gommant l’horreur du terrorisme des années 1990 si présente dans Funérailles, Timimoun, La vie à l’endroit et dans son précédent roman Hôtel Saint Georges. 

    L’esthétique de ce roman qui exploite des thèmes de l’actualité politique continue celle énoncée dans Fascination, Timimoun,  la vie à l’endroit, romans dans lesquels le recours à l’intertexte rend saillant l’Horreur coloniale ou l’Horreur du terrorisme islamiste., les deux étant de même nature : le recours au grossissement des faits d’histoire qui sortent de la surface du texte comme une impossibilité de fusion, comme des rejets graphiques ou encore l’insertion en italique de quelques lettres de généraux de la conquête. Le roman évolue en cascades. Le déferlement des faits d’histoire est toujours soutenu par la crue sur les rives familiales embourbées. Car, n’eût été cette incursion dans l’espace des douleurs intimes, les rappels en flashs de l’Histoire n’aurait pas de sens. Et c’est tout là l’intérêt de ce roman qui met dans la même syntaxe les « fresques » de l’intime et les frasques des bourreaux et des victimes. Comme les figuiers de barbarie. Ils ont besoin d’un sol ingrat, de pourritures pour être beaux.

    Rachid Mokhtari

      

     


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  • Les figuiers de barbarie, de Rachid Boudjedra ( Ed Grasset, Paris – Ed Barzakh, Alger)

     

    Des passagers de l’histoire

     

    Sous le titre métaphorique Les figuiers de Barbarie, fruits sauvages et comestibles méditerranéens, Rachid Boudjedra replonge dans son univers romanesque où se télescopent une histoire individuelle, intime et l’histoire collective de l’Algérie. La voie poétique ( le fatras familial) et la trace mnémonique ( les fracas de l’Histoire) s’y frottent dans une esthétique singulière qui fait éclater les frontières entre le poétique et le document, imbriqués, dans une trame narrative allégorique. Cette mise en contiguïté entre une généalogie des attaches familiales brouillées et une généalogie des horreurs coloniales brouillées elles aussi ( Victor Hugo dont il es question, est créateur de Gavroche mais aussi adepte des coupeurs de têtes des gavroches algériens) est l’identité esthétique de cet univers romanesque.

    Dans ce roman, Omar et l’auteur narrateur, des cousins,  entame un duo labyrinthique ( ou psychanalytique) le temps d’un voyage en avion Alger-Constantine, destination physique et cadre narratif du récit. Alors que tout semble les éloigner, en particulier le passé historique de leur famille respective, Omar et l’auteur narrateur ont grandi, fait leurs études pris le maquis  et partagé leur passion d’amour pour les jumelles –juments de leur jeunesse, ensemble. Lors du voyage, c’est à peine s’ils s’échangent des propos. L’auteur ( Rachid Boudjedra) en l’absence de tout dialogue, confie à l’auteur narrateur un soliloque à plusieurs tons et dans et par lequel une hétérogénéité de discours ( historique, chroniques familiales, documents historiques, prose poétique, essai) confère au roman une richesse narrative et une unité discursive.

    Omar et son cousin, frère de Zigoto, ne se sont pas revus depuis des années. Et ils sont à bord de cet avion qui les emmène vers la ville du Rocher et du Précipice, leur ville natale mais aussi lieu des secrets de famille restés encore des plaies vives. Omar porte un poids sur ses épaules. Il a fait le maquis, défendu la Patrie mais cela n’honore pas la famille et n’absous pas le passé trouble de son père, commissaire divisionnaire et de son fère acquis à l’OAS. A-t-il pris le maquis pour atténuer ces traîtrises. D’autant que son grand-père, Si Mostafa dont tiens Omar, son petit-fils,  fut un nationaliste de la première heure ?  Du côté de l’histoire intime, Omar n’a rien à révéler de si important. Un père monogame, aimant son épouse Nadya, femme instruite et cultivée. En revanche, l’auteur-narrateur semble avoir des turbulences et esclandres sur le plan de la vie privée et de quoi en tirer fierté et jubilation là où Omar en rougirait. Un père richissime, nationaliste, habitué des geôles coloniales et néanmoins si tyrannique, pervers, polygame et fêtard qu’il ne cesse de hanter, flageller, depuis La Répudiation, l’espace romanesque de Boudjedra. Mais quel bonheur, tout de même, d’aller sur la fulgurance des chevauchées de ses haras, d’entendre les piaffements de ses juments de race, des leurs jockers aux prénoms musicaux, Lil et Lol, de relire, en quelque sorte Fascination où s’étendent les hautes plaines du Constantinois auxquels les deux passagers de l’avion et de l’Histoire contemporaine de l’Algérie ne prêtent pas regard. Des passagers d’une Histoire mouvementée. D’abord celle de la pénétration coloniale. Les lettres échangées depuis des années entre Omar déchiré entre son passé de révolutionnaire et celui honteux du père ( encore que…) et du frère qui le mine, le compresse de l’intérieur et le narrateur, son cousin, qui porte la blessure originelle d’un géniteur  insatiable de pouliches-femmes ; ces lettres, surtout celles de Omar, mentionnent des faits d’une sauvagerie inouïe  de la pénétration coloniale, de « cette brochette d’officiers de la conquête » ( Mostefa Lacheraf, in Algérie et Tiers-monde) coupeurs de têtes, spécialistes d’enfumades et « d’emmurades ». Et ces cimetières profanés dont les os ont nourris les fours des savonneries marseillaises. Pourquoi rappeler tant d’horreurs ? Certes, le lecteur pourrait interpréter cette fouille dans les charniers de l’Histoire comme une obsession de Omar  qui n’a de cesse de vouloir atténuer la félonie  du frère OAS et la reddition du père, commissaire divisionnaire qui, plus est au cœur de l’Aurès de la rebellion. Entre Omar et l’auteur-narrateur, il y a cette béance, cet abîme aussi profond que celui de Sidi M’cid. Comment faire éclater l’abcès de toutes ces histoires, ces esclandres sulfureux quand, lors même de la guerre de Libération et bien après, ses élites sont garrottées par leur « frère » d’armes l’année même ( 1957) où « l’étincelante » guillotine attend aux aurores Ahmed Zabana ( non cité dans le roman) et le communiste Fernand Yveton qui est donné à lire dans son extrême humanité et non dans un héroïsme surfait. Belles pages dans lesquelles, dans sa solitude cellulaire, il s’imagine, comme dans une détresse pornographique, se fondre dans le sexe de sa femme Béa ; quand, en cette année même, Ben M’hidi est pendu sous les honneurs de ses geôliers ; et, quand, des années après, en Octobre 1988, des chars sont lancés contre des enfants dont la ténacité et la résistance rappellent la détermination tranquille du fidaï qui a éliminé le bachagha Ali Chekkal dans la tribune présidentielle où René Coti assistait à une finale de foot opposant le FC Toulouse et le SCO Angers ( Cette scène rappelle le roman La Vie à l’endroit où dans l’euphorie des spectateurs, Yamaha, la coqueluche belcourtoise, a été foudroyée pour d’autres desseins tout aussi vils, lâches et mesquins que les razzias de Saint Arnaud. Tant il est vrai que les figuiers de barbarie poussent dans des bourbiers, aiment les détritus, plus on met, mieux c’est. Bourbier de l’Histoire pour Omar, bourbier de famille pour l’auteur-narrateur qui donne tous les prénoms de sa famille, de son amante pubère, énième épouse de son père, de son hérisson, sauf le sien. Les deux cousins, célibataires endurcis, ont des destins croisés, mais inversés. Ce que l’un enfoui comme tare familiale dans l’histoire collective, l’autre ne cesse de laver en public le linge sale des ascendants. Des passagers de l’histoire qui reviennent dans le pays tourmenté de Nedjma. Tant, se télescopent aussi l’Algérie poétique de Kateb  et l’Algérie oubliée de  Lacheraf. Au croisement de l’histoire intime par ses secrets d’alcôve et la grande histoire par ses horreurs à jamais tatouées dans la mémoire sémantique. L’auteur exploite deux moments de l’Algérie sous occupation ( les premières années de la conquête et la guerre de Libération) et un moment de la post-indépendance : la révolte du 5 octobre 1998. Gommant l’horreur du terrorisme des années 1990 si présente dans Funérailles, Timimoun, La vie à l’endroit et dans son précédent roman Hôtel Saint Georges. 

    L’esthétique de ce roman qui exploite des thèmes de l’actualité politique continue celle énoncée dans Fascination, Timimoun,  la vie à l’endroit, romans dans lesquels le recours à l’intertexte rend saillant l’Horreur coloniale ou l’Horreur du terrorisme islamiste., les deux étant de même nature : le recours au grossissement des faits d’histoire qui sortent de la surface du texte comme une impossibilité de fusion, comme des rejets graphiques ou encore l’insertion en italique de quelques lettres de généraux de la conquête. Le roman évolue en cascades. Le déferlement des faits d’histoire est toujours soutenu par la crue sur les rives familiales embourbées. Car, n’eût été cette incursion dans l’espace des douleurs intimes, les rappels en flashs de l’Histoire n’aurait pas de sens. Et c’est tout là l’intérêt de ce roman qui met dans la même syntaxe les « fresques » de l’intime et les frasques des bourreaux et des victimes. Comme les figuiers de barbarie. Ils ont besoin d’un sol ingrat, de pourritures pour être beaux.

    Rachid Mokhtari

      

     


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  • Le pied de Hanane, de Aïcha Kassoul ( Casbah, Alger, 2009)

     

    Détournement et retournements

     

    Touchant par l’évocation de sa ville natale, Blida « ville des abricots » et non « des roses », bouleversant par les portraits saisissants d’un père avocat, engagé à ce titre dans la guerre de libération, d’une mère courage, toute de droiture jusque dans son linceul ; nostalgique, peut-être dans une remontée des cours du temps où, écolière et plus tard lycéenne, elle s’enivre de lectures non pour s’évader mais comprendre le mal du siècle colonial… ; mais tout cela, disséminé dans la surface du texte, n’en est pas l’objet et la profondeur du roman. C’est que, toutes ces évocations, pour attachantes, stylistiquement, qu’elles soient, sont provoquées, « remuées » au sens littéral du terme, par un fait dominant, qui, loin d’être un fait divers, obstrue la quintessence de ces remontées, de ces flash-back dans le temps et l’espace d’une autre Algérie « oubliée ». L’auteure dépasse l’inscription d’une simple autobiographie pour inscrire son vécu comme autant de pièces à conviction dans l’histoire collective du pays. Ce fait, c’est la prise d’otage de l’Air bus d’Air France à l’aéroport international d’Alger avec les passagers à son bord. Si l’affaire a été largement médiatisée et a suscité de nombreux témoignages, en revanche, son traitement romanesque – le premier sans doute – le donne à lire hors du sensationnel. L’auteure narratrice, voyageant avec sa fille ( Hanane ?), ne ramène pas l’événement à une proportion individuelle, par la peur, le courage ou la panique du moment ni à une haine farouche des quatre jeunes du « commando » terroriste, ni encore à une révérence aux membres du GIGN qui ont donné l’assaut à Marseille et délivré les passagers. Même si l’angoisse est rendue par une courte éphéméride de cette tragédie, l’ événement sert de cadre référentiel, d’échantillonnage du drame algérien, de la conquête colonial au tarmac de Marignane. Dans des télescopages habilement menés, l’auteure narratrice qui se dédouble en un couple « Je/tu », jamais le « nous », rouvre des plaies restées infectées sur un continuum de tragédies dans l’Algérie de sa postindépendance sans jamais tomber dans le stéréotype du discours politique, ne se gênant pas, à contrario, par de brefs retours au rapt de l’Airbus, d’engager, à partir de vécus individuels et intimes, d’en relever la complexité historique et politique de phénomènes sociétaux, réduits, le plus souvent, à des stéréotypes exotiques ou porte-drapeaux de convictions obtuses.  Par ce biais, ce roman peut-être lu comme un essai politique n’ étaient les échappées heureuses à une narration fluide et émotive. Une narration qui porte l’empreinte de l’universitaire ayant épluché sa carrière durant des textes d’auteurs, d’autrui. Quoi de plus « normal » dirait-elle ! Les références livresques y sont nombreuses mais fort signifiantes tant elles sont incorporées dans le corps du récit par des jeux d’associations à telle situation ou à tel souvenir d’enfance. Les livres et les auteurs cités deviennent des acteurs vivants, partageant leur drame, leur souffrance, leur inquiétude avec les expériences tout aussi pénibles de la narratrice qui les convoque ou les invoque. L’Airbus dans lequel les passagers se familiarisent à la mort dans des gestes quotidiens et non de survie, malgré les « fatwas » des ravisseurs GIA qui ne paient pas de mine, est, pour l’auteure, toute proportion gardée, le train de la déportation du personnage central du roman Le grand voyage de Georges Semprun : « pour lui comme pour moi la mort au bout du voyage ». Ce comparatif  ne permet-t-il pas d’établir un lien thématique avec le récent roman de Boualem Sansal Le village de l’Allemand ou le Journal des frères Schiller ? De nombreuses notations permettent en effet ce lien livresque. Dans une rue de Blida où son grand-père possédait une boulangerie avait vécu Eugène Fromentin : « Depuis que j’ai appris que Fromentin avait habité le quartier, je me dis que, tandis que ma mère m’attendait à la maison, son mari et sa mère s’étaient arrangés pour limiter mes pas et ma curiosité qui passait exclusivement par les livres. Depuis ce temps, l’aventure s’est poursuivie sans relâche ». L’Algérie poétique de Kateb Yacine y est également revendiquée. D’autres noms, d’autres icônes, ceux-là et celles-là, comme Ali Boumendjel défenestré et Maurice Audin, le revenant dans l’Algérie des années 2000, avec sa chemise blanche sur « sa » place où les passant(e)s ont oublié l’histoire sacrificielle de son nom.

    Mais où réside l’univers fictionnel dans ce télescopage entre une histoire individuelle, intime d’une maison, d’une école, d’une université, de Blida à Bouzaréah et une histoire collective d’une Algérie comme symboliquement prise en otage dans cet Airbus et qui plus est d’Air France ? Le titre du roman « Le pied de Hanane » reste énigmatique. Qui est Hanane ? la kamikaze de l’attentat de Thénia où, démembrée, elle a laissé un pied ? La propre image de l’auteure narratrice dont le pas arpente les ravissements de l’enfance et les chaos de l’âge adulte ? La fille de l’auteure narratrice présente, innocente, dans l’enfer de l’avion, l’image des petites Choulet gâtées parce que Françaises dans la classe de Rouget, l’institutrice tirée à quatre épingles ? Si le champ lexical de « pied » est rendu par de nombreux renvois – le pied du père avocat qui plaide en homme debout, celui de l’enfance de la narratrice qui arpente sa ville natale, le pied contestataire qui bat le pavé de la place du 1er mai à la place des Martyrs après Octobre 88, le pied pédagogique nerveux de cette institutrice qui ressemble tant à sa sosie de La cité des roses ( non de Blida mais de la cité Nador au Clos Salembier à Alger). « Le pied » est, ici déterminé et Hanane se prête à plusieurs visages de ce prénom qui signifie « tendresse, douceur, innocence » alors que son pied semble être soumis à une rude errance à travers les siècles, les déshérences de la mémoire et les violences de l’Indépendance recouvrée. N’est-elle pas ce dédoublement discursif de la narratrice ?: « Elle m’a ouvert la voie. Petite…Salut petite. La dernière fois que je t’ai vue, j’ai vu quelque chose battre très fort. Quelque chose en plein ventre loin du cœur qui était au plus bas » Une naissance, celle-là même douloureuse de ce roman ? 

    rachid mokhtari

     

     


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  • Notes d’une musique ancienne, de Salah Benlabid ( ed Plaine Lune Canada 2007, ed. APIC, Alger, 2010)

     

    Stances pour un pays perdu…

     

    Soliloque émouvant, ce roman fait se croiser une histoire intime d’une famille dispersée et une histoire collective d’un pays natal meurtri.

     

     

    Salah Benlabid joue ses Notes d’une musique ancienne sur le grave. Ecritures déchirées, déchirantes mêlant des fragments poétiques, des complaintes sur un univers familial perdu et une chronique glaciale d’un exil forcé et enduré, d’un arpenteur des temps modernes dans les pays de neige et des flocons de solitude.

     

    Ephéméride éventant cinq lourdes années de tragédies d’histoire individuelle et collective ( 1999-2006), ce roman se lit comme un automne effeuille les figuiers, arbres fragiles et nourriciers évoqués, ici, dans ses racines défaites. L’histoire pourrait tenir en quelques phrases n’était la densité émotionnelle dans et de laquelle elle prend d’autres reliefs autres que la narration autobiographique, même si le « je » de l’auteur narrateur y inscrit  ses repères.

     

    Contraint à l’exil au Canada au bout de la décennie noire qui a ensanglanté le pays, tué un de ses amis d’enfance et semé la terreur au quotidien, l’auteur narrateur, dans un soliloque élégiaque, exorcise sa douleur, celle des siens, d’un pays natal innommé emporté dans ses fracas dans un territoire d’exil identifié, le Canada d’où l’agenda introspectif  s’ouvre et s’achève dans un télescopage d’évocations qui creusent la généalogie familiale, ses exodes, ses exils de la fratrie éparpillée sous la colonisation, la perte d’un père plus souvent silencieux après une longue carrière d’avocat des laissés pour compte de l’indigénat colonial, l’étiolement physique et mental d’une mère dont la présence-absence remplit les lieux des souvenirs intimes, disséminés dans le texte, marée haute qui submerge les digues de la chronologie énoncée dans les dates titres de chapitres.

     

    A cette longue lignée parentale disséminée par l’exode et l’exil, l’auteur narrateur   s’y accroche comme à une fragile bouée de sauvetage pour donner du sens à cet errant, immigrant/ émigrant Anonyme ; n’être Personne hors du figuier fondateur aux branches arrachées, à la sève rouge sang des «  enfants en aller vers les pays de l’or et du travail facile » (Jean El Mouhoub Amrouche). Au Canada, l’exil ne se transmet plus de père en fils mais d’un père angoissé à sa fille, son dernier parent qui, ayant grandi trop tôt hors du giron maternel, sur les pas paternels déracinés, mis au « défi » d’être à la cadence d’un pays où la solitude rime avec l’individualité, elle se refuse à vivre dans un appartement sans balcon, sans âme, dont la fenêtre donne sur une rue enneigée où les rares passants tiennent la main à leur propre mort. Elle se refuse à la fatalité, aux insomnies et aux silences angoissants d’un père qui ressasse ses « vieilleries »  dans un pays où la concurrence de l’individu « performant » est une arène romaine. Pour échapper aux remugles des temps révolus, elle se donne tout entière à son travail de défilés de mode, son « défi ». Un jour, elle rencontre un jeune compatriote au détour des inattentions paternelles et décide de retourner au pays. Elle écrit à son père qu’elle s’est rendu à son village non pour quêter ses origines mais pour se faire délivrer son extrait de naissance nécessaire à l’obtention d’une carte d’identité. Alors que sa fille retourne au pays perdu, le père ne cesse de creuser une double origine : La quête ininterrompue et inextinguible du lien ombilical et la source intarissable de son mal « au pays » ( l’expression est de l’écrivain Nabile Farès). Origine et « désorigine » se croisent, s’entrechoquent entre la nostalgie nourricière de poésie maternelle et la solitude enneigée d’Otawa ou d’autres villes du Canada où l’auteur narrateur, pour ne pas mourir de faim et des froids, réalise des reportages sur la vie des immigrants déclassés comme lui, donnant l’apparence feinte de citoyens intégrés, mais exhibant leur origine enfouie, cachée en eux pour peu qu’ils rencontrent une oreille attentive à leur existence insipide. Qu’ils soient Polonais, Africains, Roumains, cadres, intellectuels dans leur pays d’origine, survivants nocturnes, harragas anonymes, recherchés, traqués par la police. Le pays, désormais, n’est plus, pour eux, qu’une honte à ravaler ou à décliner. Le reporter en paye le prix des vérités dites sur ces nomades transnationaux des temps modernes . Il revient par deux fois au pays, suite à la mort du père et à la maladie de sa mère. Il est arrêté à l’aéroport et mis en garde-à-vue pour ses écrits.

     

    Sa ville natale est « assassine », son aéroport porte le nom du défunt… ; des indices autobiographiques donnés par un assassinat commis en direct sous les caméras de la télévision nationale. Comme une malédiction des repères originaires.  Bien plus. Le pays n’est plus pour lui qu’énonciateur de mort. Ses amis assassinés ou menacés de mort par les FV ( Frères Vigilants, expression de Tahar Djaout), mort du père, folie et disparition de la mère, sécheresse du figuier dans le jardin de la maison esseulée. Une autre mort, décrépitude, à « petits feux » sournoise, celle-là, celle d’un exil aux glaciations de solitudes, là où, disent les éclaireurs de l’ancienne émigration, on peut tout trouver, sauf le visage de la mère.

    Dans ces évocations éruptives s’incrustent des invocations poétiques, courtes comme autant de haltes soudaines sur une image, un mot, un fait, des impressions arrachées à la solitude des bancs des jardins publics d’une beauté hivernale inerte ; des stances aux notes graves modulées quelquefois aux chants solaires d’une terre intérieure jamais quittée…

    rachid mokhtari

     

     

     

     


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  • Le  village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller de Boualem Sansal

    Roman ( Gallimard, 2008)

     

    Le bicéphalisme de l’Horreur

     

    Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller est au cœur des tragédies totalitaires du XXème siècle et de leurs effets à long terme sur le devenir du XXIème siècle. Avec ce roman de l’effroi, d’une généalogie rattrapée par un passé sordide que n’ont pu effacer ni les années d’héroïsme consacrées à la libération de la patrie, ni la barbarie terroriste, Boulame Sansal, après L’enfant fou de l’Arbre creux, Dis-moi le paradis et Harragas, revient à l’univers noir d’horreur de Le Serment des barbares par lequel il est entré dans la littérature par la cour des grands.

     

    Par Rachid Mokhtari

    C’est un massacre terroriste perpétré sur la population de Aïn Deb, un village dans la région de Sétif  qui déclenche un récit dialogique entre deux frères, Rachel et Malrich schiller. Leur père, Hans Schiller, ancien SS converti à l’islam et leur mère Aïcha ont trouvé la mort dans cet attentat, le 24 avril 1994, à 23h. Les deux frères, partis très jeunes en France, recueillis par leur oncle maternel, tonton Ali apprennent l’assassinat de leur parent par le biais de l’ambassade. Rachel l’aîné vit dans un pavillon, il est marié à Ophélie, travaille pour une firme internationale alors que Malrich, resté chez son oncle maternel, est confronté à la mal vie d’une cité de la banlieue parisienne rongée par la montée de l’intolérance des islamistes qui prêchent dans les caves. Rachel décide de retourner à Aïn Deb pour faire le deuil de ses parents, se recueillir sur leur tombe, cinq mois après le massacre terroriste, le 22 septembre 1994. Le voyage se fait sans encombres, mis à part les tracasseries administratives pour l’obtention du passeport vert.

     

    Les reliques gammées de Hassan Hans dit Si Mourad 

    Il arrive au village et retrouve la maison paternelle telle qu’il l’a laissée avant son départ en France. Là, il retrouve son passé, ses souvenirs d’enfant mais aussi un autre passé, celui de son père, aux antipodes de l’ancien résistant qu’il fut durant la guerre de libération qui lui valut les honneurs et le respect de tous les habitants de Aïn Deb. C’est un ancien SS, de la Wehrmacht, ayant servi dans les camps nazis d’Extermination. Natif de Landorf, un petit village de l’Allemagne profonde qui ne connaît pas, au moment où s’y rend Rachel, le mardi 22 mars 1994, l’horreur du terrorisme de la décennie noire et rouge qui a ensanglanté Aïn Deb.  Malrich découvre les reliques de l’abominable mais aussi celles du guérilleros des maquis de la libération. Il écrit : « J’ai longuement hésité puis j’ai ouvert d’un seul coup. Des papiers, des photos, des lettres, des coupures de journaux, une revue. Jaunis, écornés, tavelés. Une vieille montre en acier trempé, datant de l’autre siècle, arrêtée sur 6h 22A. Trois médailles. Rachel s’était documenté, l’une est l’insigne des Hitlerjugends, les Jeunesses hitlériennes, la deuxième est une médaille de la Wehrmacht, gaganée au combat, la troisième est l’insigne des Waffen SS. Il y a un morceau de tissu avec une tête de mort, l’emblème des SS, le Totenkopf. Les photos prises en Europe, en Allemagne sans doute, le montrent en uniforme, seul ou en bande (…) Sur d’autres, il est plus âgé, il porte l’uniforme noir des SS, il a le visage sévère (…) Des photos plus récentes le montrent avec des maquisards algériens, il porte un treillis et un chapeau de brousse. Il a pris du poids, il est super bronzé, ça lui va bien, il est dans une clairière, face à des guérilleros assis par terre. Des armes sont étalées sur une couverture. Il dispense un cours de maniement d’armes. Au sommet d’un mât de fortune, flotte le drapeau algérien… »

    Rachel se souvient de son enfance à l’écoute du père qui racontait l’accomplissement de son devoir de résistant dans les maquis de 1954 mais aussi d’un air et d’un ton enjoués, ses jeunes années dans la Wehrmacht. Rachel écrit dans son journal du 22 septembre 1994 : « Papa nous parlat beaucoup de ce devoir, il racontait son temps dans les Hitlerjugends, les grosses blagues des bons camarades, les réunions nocturnes bien arrosées, les grandes retraites au flambeau, puis le service dans la Wehrmacht, le départ pour la guerre…et le reste. Moi-même, quand j’étais petit à Aïn Debn j’ai été de la jeunesse FLN, les FLnjugends du pays, c’est obligatoire, et j’ai pas mal activé. Parfois, ça me manque, on était envoûté, on vilipendait à tour de bras, on défilait matin et soir, on épurait nos rangs avec entrain et on chantait nos victoires en hurlant avec les loups… ». Les deux termes construits sur la même racine de la langue allemande à savoir les Hitlerjugends et les FLnjugends sont assez signifiants quant au parallèle fait entre la fascisation des SS et des idéologies partisanes spécifiques. Boualem Sansal utilise ici la subtilité des ressources qu’offre la néologie par les mots même de Rachel qui fait en quelque sorte son mea culpa. Le terme de FLnjugends est réitéré dans le journal de Rachel qui a été lui aussi endoctriné. Rachel ne fait que constater, sous l’influence du passé démoniaque du paternel sa propre expérience d’une idéologisation dont les codes et les valeurs étaient proches du parti SS de « papa ».

     

    Sur les pas du père SS

    Dès lors, les deux frères Schiller ne s’intéressent guère aux faits d’armes du résistant, à son passé auréolé de glorioles durant de la guerre de Libération, à Si Mourad, son pseudo des maquis et de l’instructeur militaire qu’il fut après l’indépendance, mais à ses antécédents sordides de SS, de la croix gammée, des gazages d’Auschwitz. Comment ce père, réfugié dans ce village oublié du bout du monde, sorti de l’anonymat par un carnage terroriste, a-t-il pu cacher ce visage d’horreur, de tortionnaire nazi, jeune scientifique parmi d’autres, acquis à Hitler dans l’Extermination des Juifs, ayant participé avec obéissance et dévouement à l’amélioration des techniques de la mise à mort massive dans les camps de la mort ? Cette question lancinante mène les deux frères, Rachel plus que Schiller, à entreprendre un voyage dans la géographie du Mal, physique et introspective pour tenter de comprendre ce qui a pu entraîner et endoctriner la jeunesse de leur géniteur dans cet univers de la Shoah, de la déportation et de l’extermination des Juifs. Rachel écrit dans son journal de Mars 1995 : « La question me rend fou : papa savait-il ce qu’il faisait à Dachau, à Buckenwald, à Majdanek, à Auschwiltz ? Je ne peux plus croire qu’il fut victime, un  jeune innocent et fragile que le Mal a pris à son insu, ou contre son gré ». Rachel tente de se rassurer, d’innocenter son « papa » qui ne savait pas. Mais il est pris dans un cauchemar. Aïn Deb devient un camp d’extermination. Il crie, il hurle. Il appelle Ophélie. Elle l’a quittée. Elle ne veut plus vivre avec un mort-vivant, même pas un rescapé des camps : « Elle n’était pas là, elle n’est pas rentrée. Elle est partie. Le silence a quelque chose de surnaturel…Je l’entends, il sent le cramé, il colle à la peau. Un truc est tombé du canapé. Mon Dieu, ce bruit ! Un livre… Mein Kampf. Je suis allé dans le garage et je l’ai brûlé… »

     

    Rachel à son retour de Aïn Deb tient un journal durant près du 22 septembre 1994 à février 1996, soit près de deux années. Il se sent coupable à la place de son père. Il en porte la responsabilité et en conscientise le processus de diabolisation de la « banalité du Mal » selon le concept de Hannah Arendt à propos du procès en Israël d'Adolf Eichmann, criminel de guerre nazi. Il décide de suivre pas à pas le  sinistre cheminement de Hans Schiller ; ce qui lui vaut des difficultés dans son travail et la rupture avec son épouse Ophélie. Mais pis, il se suicide de n’avoir pu assumer l’héritage d’un père SS, ayant participé à l’extermination des milliers de Juifs. Son journal post-mortem est découvert par son frère Malrich dans le pavillon qu’il occupait avec Ophélie. Il est réparti dans le roman en six passages chronologiques : Le 22 septembre 1994, mars et avril 1995, juin, juillet et août 1995, le 9 mars 1996, les 10 et 13 avril 1996 et février 1996. Il se suicide le 24 avril 1996 à 23 heures, aux mêmes date, mois et heure, deux années après l’assassinat de son père et de sa mère par les terroristes islamistes. Auparavant, il aura entrepris de retrouver la trace de ce père qu’il voue aux gémonies en Allemagne, dans le village natal du paternel, à Frankfurt où il fut un brillant étudiant et à Auschwitz, sinistre SS. 

     

    La fratrie face à l’Horreur « paternelle »

    La répartition de son journal dans le roman n’est pas neutre. Elle est progressive ; à mesure qu’il s’approche de la Vérité, les détails de l’horreur déferlent dans les dernières notes du journal. C’est d’abord un récit de voyage à Aïn Deb emmuré dans le silence de la mort depuis le massacre terroriste puis la découverte des reliques des croix gammées, enfin le voyage initiatique de l’horreur dans laquelle a baigné son père qui laisse en héritage un passé complexe dans lequel il est à la fois bourreau, héros et victime. Mais à trop vouloir se lover dans le plus grand crime perpétré contre l’humanité, on finit soit par perdre la raison soit par la négation de soi, le suicide. Rachel ne fait pas que remonter les péripéties de la jeunesse SS de son père. Il s’y identifie au point de reconstituer dans le détail l’histoire insoutenable en lecture même des camps d’extermination. Les déportations, le tri, l’architecture des camps, des chambres à gaz, le génie diabolique mis dans la recherche des produis chimiques pour accélérer la mort massive et subite : « C’est en pensant à lui, à son travail si harassant, si peu gratifiant, que j’ai collationné tant d’informations sur les chambres à gaz et les fours crématoires. Je voulais savoir de quoi était fait son quotidien au service de l’extermination. J’ai aussi pensé  que juger son père exigeait que l’on sache ses crimes dans le détail, qu’on en qualifie chaque étape, et qu’on en reconstitue le déroulement au plus près. Il restera le chapitre des circonstances mais j’avais réfléchi à la question et je crois être arrivé à la conclusion qu’un homme phagocyté par le Mal qui ne se suicide pas, qui ne se révolte pas, ne se livre pas pour réclamer justice au nom de ses victimes mais au contraire s’enfuit, dissimule, organise l’oubli pour les siens, n’a pas droit à la compassion, à aucune circonstance atténuante… » Dans cette même partie du journal datée de Juin, Juillet 1995, Rachel s’intéresse au four crématoire, à la nature des gaz et à leurs expérimentations scientifiques sur des cobayes humains et il le fait froidement, sans état d’âme aucun, avec des détails techniques comme s’il s’agissait d’un traité scientifique avec des données mathématiques, soulignant par là même l’horreur inodore et incolore. La technologie de la mort n’a pas de limites. C’est un mode d’emploi : « Ainsi le Zyklon B n’avait pas toutes les qualités que lui prêtaient les notices du fabricant et le contenu des fûts, deux cents litres selon l’étiquette commerciale, présentait des variantes de volume assez sensibles pour compromettre une opération de gazage sur trois. On penserait évidemment aux inévitables fuites mais il y a d’abord le fardage que les sociétés amies du Reich, IG Farden en tête, pratiquaient pour arranger les statistiques destinées aux administrations de tutelle… »

     

    Son dernier voyage, la partie finale de son  journal, il l’entreprend à Auschwitz que visite les familles des victimes. Lui, le fils d’un bourreau du camp ose demander pardon à une vieille femme rencontrée sur les lieux. Comment « pardonner l’impardonnable » selon les propres termes du philosophe Jacques Derrida. Il se culpabilise du passé de son père et se donne la mort ; une mort symbolique qui se veut une rupture généalogique et historique. Comment survivre à tant d’horreurs qui hantent et salissent l’état-civil. Ce n’est guère l’auréole de Si Mourad, le vaillant capitaine combattant de l’ALN (l’auteur n’utilise pas ces sigles), ni même la victime des terroristes. C’est le bourreau, jeune SS qu’il fut qui met  les deux frères sur les mêmes rails des trains roulant vers les camps d’extermination.

    Le journal de Malrich, qui prend appui sur celui de Rachel, commence deux années après le massacre terroriste commis à Aïn Deb et cinq mois après le suicide de son frère grand frère Rachel. Il est réparti en cinq temps : octobre et novembre 1996, les 15 et 16 décembre 1996, janvier et février 1997. Il écrit à propos du journal de Rachel : « Dans ce voyage au cœur de l’horreur, Rachel a écrit des centaines de pages, elles fourmillent d’informations techniques très précises sur les stalags et d’histoires aussi incroyables que bouleversantes glanées ici et là, certaines racontées par les guides qui font visiter les camps, d’autres par d’anciens déportés qu’il a rencontrés dans tel ou tel camp, venus en pèlerinage… »

     

    Le Mal sous d’autres bréviaires

    A la différence de son frère aîné Rachel, Malrich se refuse à prendre sur soi le passé de son père. Il sait que ce passé n’est pas clos, qu’il ne s’arrête pas à 1945.  Il vit dans une cité de la banlieue parisienne infestée d’islamistes de cave. Une jeune fille, Nadia, comme d’autres Nadia gazées parce que juives a été retrouvée égorgée. Les prêches des interdits s’accentuent et l’imam de la cave 17 de sa cité n’est pas inquiété outre mesure. Il le rencontre et lui pose des questions qu’aurait pu poser Rachel à  son père SS. Que feriez-vous des gens qui seront contre votre règne totalitaire ? Les gazer ? les exterminer ? L’imam justifie le supplice par la volonté divine mais finit par avouer les mêmes desseins que le bréviaire de Hitler : « Ce sont des méthodes barbares (celles des SS). Allah ordonne de tuer les infidèles selon le rite musulman ».

    Alors que pour Rachel l’abominable s’arrête dans le passé de son père, de son ascendant, Malrich vit une situation annonciatrice des mêmes horreurs commises par Hans, Si Mourad, il y a un demi-siècle, en dépit du procès de Nuremberg. Deux visions s’affrontent sur les idéologies totalitaires. Celle de Rachel restée dans l’histoire affective et effective d’une filiation rompue et celle de Malrich qui se rend, chevillé, à l’évidence que le passé SS de son père n’est pas un fait circonscrit dans un passé mais trouve son ascendance dans toutes les idéologies totalitaires, toutes en puissance de régénérer l’holocauste. Rachel écrit : « Qu’on songe à tout ce qui a pub être infligé à tant d’honorables peuples avec des bréviaires aussi nuls que Mein Kampf, et des moyens dérisoires de pays plutôt sous développés : le livre rouge de Mao, le vert de Kadhafi, celui de Kim Il-song, celui de Khomeiny, celui des turmenbachi Saparmourat, qu’on songe aussi à ces millions de pauvres gens détruits par des sectes misérables en idées et en moyens… »

    Mais les deux frères se rejoignent sur des faits présents, bien de leur temps. Scandalisés par le fait que leur parent soit enterré, l’un sous son pseudonyme de guerre, l’une sous son nom de jeune fille, comme pour cacher le patronyme des époux Schiller, ils écrivent aux autorités algériennes et demandent réparation de cette usurpation patronymique. Comme Rachel, Malrich entreprend un voyage à Aïn Dib, dans d’autres conditions. Il n’est pas reçu de la même manière que Rachel. Il écrit  dans son journal du 15 décembre 1996 : « Je passe sur les détails, j’ai commis la bêtise de gratter à la porte  au   lieu de toquer carrément, ce qui a provoqué des mouvements furtifs à  l’intérieur de la maison, suivis d’un conciliabule affolé, puis d’un début de panique quand, au lieu de me présenter franchement, j’ai chuchoté entre mes mains : Mimed, ouvre, c’est moi, Malrich… Malrich est mon surnom en France, il n’a pas court ici il a été compris comme un mot de passe ou quoi d’autre ; Puis tout est rentré dans l’ordre, j’ai parlé clairement, je me suis identifié officiellement. C’est Malek, le fils de Hassan et de Aïcha, le frère de Rachid… » La situation sécuritaire s’est dégradée dans le pays. Dans les descriptions qu’il donne des contrôles serrés par la police des frontières, Boualem Sansal reconduit avec exagération les termes de Gestapo, de déportation, qui sortent de leur contexte historique de l’horreur pour chuter dans une acception qui se veut ironique mais, somme toute, anecdotique : « Mon Dieu, que ce fut long, ces papiers, ces Ausweis, ces contrôles, ces attentes, ces chicanes, on dirait qu’ils ne rêvent que de ça, les bonzen d’Alger, torturer les gens. Une vraie Guestapo… » Le regard de Rachel s’arrête au paternel, à l’ascendance de l’horreur fasciste alors que celui de Malrich se projette sur la descendance, la progéniture des SS sans pour autant faire le procès de son père.

     

    Le brouillage des strates historiques, mêlant le bourreau, le héros et la victime a - t-il induit l’usurpation patronymique de Hans enterré sous son pseudo, de ses enfants naguère Rachid et Malek devenus Rachel (de consonance juive) et Malek devenu Malrich (de consonance allemande) ?

    Ce roman de construction esthétique originale, bâti sur deux voix fratries sur le passé d’un père qui fut SS, exterminateur des Juifs mais aussi grand combattant de la guerre de libération, assassiné des années après l’indépendance du pays par les terroristes à Aïn Deb, illustre parfaitement le bicéphalisme, voire le « polycéphalisme » de l’horreur dans tous ses étalages historiques et actuels. Le passé de Hans Schiller, c’est le soldat musclé de l’Allemagne Nazie, de la croix gammée mais aussi le combattant de la Libération. Les deux jumelés ont-ils un rapport ? Entre le sordide et l’héroïque qui, pourtant, toujours se côtoient dans l’histoire de l’humanité? Le soldat SS ternit-il l’image du combattant de libérateur ? Ce dernier efface-t-il l’horrible de la Shoah ? Hassan Hans a –t-il été un « juste », n’a-t-il fait qu’obéir au devoir avec la détermination de ceux qui savaient pas où étaient destinées les cargaisons ferroviaires ?  Le massacre terroriste a eu raison des deux. Boualem Sansal injecte des doses d’absurdité dans les deux journaux des héritiers de Si Mourad, alias Hans Schiller. L’auteur de Le serment des barbares a réussi un tour de force littéraire en se gardant de recourir à un discours extralittéraire là où tout n’est qu’idéologie politique. Par cette mise en forme dialogique, il donne la parole à deux frères, à des héritiers de cette histoire mouvementée  que livre Aïn Deb au sortir d’une nuit meurtrière.

     

    Rachel et Malrich, Rachid et Malek ne sont guère complaisants face au passé SS de leur père ni même face à leur destinée. Rachel refuse d’être le chaînon de l’horreur. Il se suicide, c’était pour lui la délivrance. Malrich affronte les imams de Hitler dans sa banlieue parisienne. En aura-t-il la force ? L’alternance des deux journaux, graphiquement distingués apporte peut-être une réponse au Mal dans une vision rétrospective (Rachel, prénom féminin biblique, d’étymologie hébraïque) et prospective (Malrich, de consonance allemande). Malrich écrit : « Nous sommes de mère algérienne et de père allemand, Aïcha et Hans Schiller. Rachel est arrivé en France en 1970, il avait sept ans. Avec ses prénoms Rachel et Helmut, on a fait Rachel, c’est resté. Moi, j’ai débarqué en 1985, j’avais huit ans. Avec mes prénoms Malek et Hulrich, on a fait Maqlrich, c’est resté aussi… »

     

    Ce roman puise sa force du fait même qu’il choque le lecteur et le dérange dans ses préconçus historiques et dans sa mémoire ou sa culture formatée aux idées reçues rétives dans la destruction de réalités sacralisées. La mise en contiguïté, voire l’interpénétration du soldat SS et du combattant de la guerre de libération ne relève pas de la pure fiction et ne procède pas du blasphème. Elle prend appui sur des réalités historiques restées tues au nom même de cette sacralisation. 

     

    Est-il opportun de s’interroger sur le contexte politique de sa parution marquée par l’intérêt manifeste du l’actuel Président de la République française à l’endroit privilégiée de la communauté juive, vivement critiquée par Simon Veil ou par l’insurrection des banlieues françaises toujours d’actualité ? Gardons-nous cependant d’occulter la richesse documentaire et énonciative de ce roman où se croisent deux voix les plus actuelles de l’Algérie entre un village perdu du pays profond, Aïn Deb et les capitales occidentales où le Mal a pris racine…

     Rachid mokhtari ( Revue Passerelles)

     

     


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