• Les figuiers de barbarie Rachid boudjedra Les passagers de l'histoire

    Les figuiers de barbarie, de Rachid Boudjedra ( Ed Grasset, Paris – Ed Barzakh, Alger)

     

    Des passagers de l’histoire

     

    Sous le titre métaphorique Les figuiers de Barbarie, fruits sauvages et comestibles méditerranéens, Rachid Boudjedra replonge dans son univers romanesque où se télescopent une histoire individuelle, intime et l’histoire collective de l’Algérie. La voie poétique ( le fatras familial) et la trace mnémonique ( les fracas de l’Histoire) s’y frottent dans une esthétique singulière qui fait éclater les frontières entre le poétique et le document, imbriqués, dans une trame narrative allégorique. Cette mise en contiguïté entre une généalogie des attaches familiales brouillées et une généalogie des horreurs coloniales brouillées elles aussi ( Victor Hugo dont il es question, est créateur de Gavroche mais aussi adepte des coupeurs de têtes des gavroches algériens) est l’identité esthétique de cet univers romanesque.

    Dans ce roman, Omar et l’auteur narrateur, des cousins,  entame un duo labyrinthique ( ou psychanalytique) le temps d’un voyage en avion Alger-Constantine, destination physique et cadre narratif du récit. Alors que tout semble les éloigner, en particulier le passé historique de leur famille respective, Omar et l’auteur narrateur ont grandi, fait leurs études pris le maquis  et partagé leur passion d’amour pour les jumelles –juments de leur jeunesse, ensemble. Lors du voyage, c’est à peine s’ils s’échangent des propos. L’auteur ( Rachid Boudjedra) en l’absence de tout dialogue, confie à l’auteur narrateur un soliloque à plusieurs tons et dans et par lequel une hétérogénéité de discours ( historique, chroniques familiales, documents historiques, prose poétique, essai) confère au roman une richesse narrative et une unité discursive.

    Omar et son cousin, frère de Zigoto, ne se sont pas revus depuis des années. Et ils sont à bord de cet avion qui les emmène vers la ville du Rocher et du Précipice, leur ville natale mais aussi lieu des secrets de famille restés encore des plaies vives. Omar porte un poids sur ses épaules. Il a fait le maquis, défendu la Patrie mais cela n’honore pas la famille et n’absous pas le passé trouble de son père, commissaire divisionnaire et de son fère acquis à l’OAS. A-t-il pris le maquis pour atténuer ces traîtrises. D’autant que son grand-père, Si Mostafa dont tiens Omar, son petit-fils,  fut un nationaliste de la première heure ?  Du côté de l’histoire intime, Omar n’a rien à révéler de si important. Un père monogame, aimant son épouse Nadya, femme instruite et cultivée. En revanche, l’auteur-narrateur semble avoir des turbulences et esclandres sur le plan de la vie privée et de quoi en tirer fierté et jubilation là où Omar en rougirait. Un père richissime, nationaliste, habitué des geôles coloniales et néanmoins si tyrannique, pervers, polygame et fêtard qu’il ne cesse de hanter, flageller, depuis La Répudiation, l’espace romanesque de Boudjedra. Mais quel bonheur, tout de même, d’aller sur la fulgurance des chevauchées de ses haras, d’entendre les piaffements de ses juments de race, des leurs jockers aux prénoms musicaux, Lil et Lol, de relire, en quelque sorte Fascination où s’étendent les hautes plaines du Constantinois auxquels les deux passagers de l’avion et de l’Histoire contemporaine de l’Algérie ne prêtent pas regard. Des passagers d’une Histoire mouvementée. D’abord celle de la pénétration coloniale. Les lettres échangées depuis des années entre Omar déchiré entre son passé de révolutionnaire et celui honteux du père ( encore que…) et du frère qui le mine, le compresse de l’intérieur et le narrateur, son cousin, qui porte la blessure originelle d’un géniteur  insatiable de pouliches-femmes ; ces lettres, surtout celles de Omar, mentionnent des faits d’une sauvagerie inouïe  de la pénétration coloniale, de « cette brochette d’officiers de la conquête » ( Mostefa Lacheraf, in Algérie et Tiers-monde) coupeurs de têtes, spécialistes d’enfumades et « d’emmurades ». Et ces cimetières profanés dont les os ont nourris les fours des savonneries marseillaises. Pourquoi rappeler tant d’horreurs ? Certes, le lecteur pourrait interpréter cette fouille dans les charniers de l’Histoire comme une obsession de Omar  qui n’a de cesse de vouloir atténuer la félonie  du frère OAS et la reddition du père, commissaire divisionnaire qui, plus est au cœur de l’Aurès de la rebellion. Entre Omar et l’auteur-narrateur, il y a cette béance, cet abîme aussi profond que celui de Sidi M’cid. Comment faire éclater l’abcès de toutes ces histoires, ces esclandres sulfureux quand, lors même de la guerre de Libération et bien après, ses élites sont garrottées par leur « frère » d’armes l’année même ( 1957) où « l’étincelante » guillotine attend aux aurores Ahmed Zabana ( non cité dans le roman) et le communiste Fernand Yveton qui est donné à lire dans son extrême humanité et non dans un héroïsme surfait. Belles pages dans lesquelles, dans sa solitude cellulaire, il s’imagine, comme dans une détresse pornographique, se fondre dans le sexe de sa femme Béa ; quand, en cette année même, Ben M’hidi est pendu sous les honneurs de ses geôliers ; et, quand, des années après, en Octobre 1988, des chars sont lancés contre des enfants dont la ténacité et la résistance rappellent la détermination tranquille du fidaï qui a éliminé le bachagha Ali Chekkal dans la tribune présidentielle où René Coti assistait à une finale de foot opposant le FC Toulouse et le SCO Angers ( Cette scène rappelle le roman La Vie à l’endroit où dans l’euphorie des spectateurs, Yamaha, la coqueluche belcourtoise, a été foudroyée pour d’autres desseins tout aussi vils, lâches et mesquins que les razzias de Saint Arnaud. Tant il est vrai que les figuiers de barbarie poussent dans des bourbiers, aiment les détritus, plus on met, mieux c’est. Bourbier de l’Histoire pour Omar, bourbier de famille pour l’auteur-narrateur qui donne tous les prénoms de sa famille, de son amante pubère, énième épouse de son père, de son hérisson, sauf le sien. Les deux cousins, célibataires endurcis, ont des destins croisés, mais inversés. Ce que l’un enfoui comme tare familiale dans l’histoire collective, l’autre ne cesse de laver en public le linge sale des ascendants. Des passagers de l’histoire qui reviennent dans le pays tourmenté de Nedjma. Tant, se télescopent aussi l’Algérie poétique de Kateb  et l’Algérie oubliée de  Lacheraf. Au croisement de l’histoire intime par ses secrets d’alcôve et la grande histoire par ses horreurs à jamais tatouées dans la mémoire sémantique. L’auteur exploite deux moments de l’Algérie sous occupation ( les premières années de la conquête et la guerre de Libération) et un moment de la post-indépendance : la révolte du 5 octobre 1998. Gommant l’horreur du terrorisme des années 1990 si présente dans Funérailles, Timimoun, La vie à l’endroit et dans son précédent roman Hôtel Saint Georges. 

    L’esthétique de ce roman qui exploite des thèmes de l’actualité politique continue celle énoncée dans Fascination, Timimoun,  la vie à l’endroit, romans dans lesquels le recours à l’intertexte rend saillant l’Horreur coloniale ou l’Horreur du terrorisme islamiste., les deux étant de même nature : le recours au grossissement des faits d’histoire qui sortent de la surface du texte comme une impossibilité de fusion, comme des rejets graphiques ou encore l’insertion en italique de quelques lettres de généraux de la conquête. Le roman évolue en cascades. Le déferlement des faits d’histoire est toujours soutenu par la crue sur les rives familiales embourbées. Car, n’eût été cette incursion dans l’espace des douleurs intimes, les rappels en flashs de l’Histoire n’aurait pas de sens. Et c’est tout là l’intérêt de ce roman qui met dans la même syntaxe les « fresques » de l’intime et les frasques des bourreaux et des victimes. Comme les figuiers de barbarie. Ils ont besoin d’un sol ingrat, de pourritures pour être beaux.

    Rachid Mokhtari

      

     


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