• Extraits-Roman de Rachid Mokhtari : Imaqar

    Après « Elégie du froid » paru aux éditions Chihab en 2004 « Imaqar » est le deuxième roman de Rachid Mokhtari et son huitième ouvrage. Cet essayiste qui a consacré plusieurs titres à la musique et la littérature algériennes affirme une écriture romanesque épurée et un sens avéré de la narration. « Imaqar ». Roman. Editions Chihab, Alger, 2007. 240 pages.

     

    Tous les habitants mâles s’étaient attroupés sur la place du village Imaqar, baptisée par leurs aïeux Anar N’Boudrar, l’aire de Boudrar. Ce nom propre est resté dans les mémoires, mais personne, à ce jour, ne sait d’où il vient ; cette place vers laquelle du nord, déboulait une piste tout en méandres qui tenait plus du chaos d’un lit d’oued au sortir de l’hiver que d’un chemin à peine carrossable. Les gosses, braillards, les premiers, s’y étaient précipités, pataugeant dans des flaques d’eau, la plupart pieds nus, malgré le froid vif de cette brumeuse matinée d’un octobre qui faisait leurs délices : les églantiers laissaient tomber leurs fruits, parsemant les champs avec leurs petits chapeaux verts dont raffolent bêtes et gens ; et, plus que tout, il y avait les pièges à moineaux gavés de fourmis ailées déterrées de leur fragile abri. L’école pouvait attendre que cette saison prît fin. Ils couraient à qui mieux mieux vers la place, se bousculant sur le chemin principal du village. Un village bâti sur un mamelon de montagne, sur ses flancs nord et sud bordés de ravins, d’où jadis, racontaient les anciens, furent chassés les crapauds. Dans cette mêlée, on eût cru, n’étaient ces bambins, au passage tumultueux d’un troupeau de bêtes pressées, comme chaque matin en cette saison, d’aller brouter à satiété les herbes aux foisonnantes poussées. Les amphibiens, jadis maîtres des sources, avaient peu à peu cédé leur territoire au peuple de Nouh qui bâtit son village sur le lieu de leur reproduction. Les crapauds tentèrent, aux premiers temps de l’occupation, de résister en se massant près des premiers murs en pisé qui commençaient à donner forme aux habitations. Ils emplissaient la nuit de leurs coassements et, tôt le matin, empêchaient les femmes de faire provision d’eau aux sources dans lesquelles ils barbotaient ; le reflet de l’eau grossissant leur gueule aux yeux exorbités. Leur peau séchée aux soleils les plus torrides, soigneusement écrasée au pilon, servit des années durant à faire et défaire des amours jalousées, répudier une bru détestée ou faire revenir un émigré égaré dans les tripots de Barbès. Cette poudre de peaux de crapauds choisis parmi les plus gros, soigneusement mise dans de petits morceaux de tissus bien cousus, faisait des amulettes que les vieilles suspendaient dans quelque coin obscur de la maison, le plus loin possible des regards. On racontait que c’était à cause de cette potion magique d’anoures que les soldats envahirent le village et dépouillèrent les habitants de leurs terres fertiles. Cette malédiction allait-elle encore frapper Imaqar ? se demandaient les femmes qui virent de leurs patios la bande d’enfants qui traversait le village bruyamment, comme fuyant un danger imminent. Pressentant le malheur, elles fermèrent leurs portes et attendirent que le danger passât. Les vieux, la canne en avant, emmitouflés dans leur burnous d’un blanc jauni par la fumée de l’âtre, avançaient vers Anar N’Boudrar, vers leur passé. Ils se souvenaient quand, alors qu’ils avaient à peine quelques années de plus que ces bambins, ils couraient eux aussi à l’aube, il y a de cela plus d’un demi-siècle, vers le même lieu, à l’approche des fenaisons et surtout, des vendanges. Les propriétaires des fermes coloniales sillonnaient les villages et recrutaient à leur façon : ils installaient une estrade de fortune de manière à dominer la foule juvénile amassée et lançaient au-dessus des têtes couvertes de chéchias rouges des faucilles neuves, à la lame prête à mordre l’épi ou le cep. Les faucilles, lancées du haut de l’estrade, tournoyaient au-dessus des têtes des futurs khammès. Des mains crispées, affamées se tendaient vers le ciel comme pour une ultime prière, les doigts raidis, prêts à saisir la lame d’acier en demi-cercle qui, dans son tournoiement, devenait aussi tranchante que leur douk douk aiguisé. Celui qui réussissait à en attraper une, tournoyant dans sa course, sortait de la foule serrant la faucille sous son aisselle, de peur que d’autres villageois ne la lui prennent, et allait inscrire son nom en exhibant l’objet du labeur à un gendarme grassouillet, assis sur un monticule, tenant un gros registre sur ses jambes courtes. Selon son humeur, ce dernier attribuait des noms bizarres aux porteurs de faucilles qui, affamés n’arrivaient pas même à prononcer correctement leur patronyme. Et, comme le traducteur faisait peu de cas de l’exactitude de l’état civil, il dictait au gendarme des noms d’oiseaux, d’arbres et désignait certains par une particularité physique ou un handicap. (...)

    n parle d’une invasion de crapauds et, selon certaines rumeurs, elle menacerait réellement le village. — C’est une réalité. Pour le moment, le village ne veut pas que l’affaire s’ébruite. Les habitants ne veulent surtout pas entendre les gens qualifier Imaqar de « village de crapauds » Sornettes, il y va de leur honneur. Où en est l’avancée ? — Personne n’a le courage d’aller à l’endroit où ils prolifèrent. Une chose est sûre, ils sont là, ces ranidés. Ils avancent lentement mais sûrement. Qu’est-ce qui les attire vers le village ? Allez savoir ! D’après des rumeurs, mais chacun se plaît à colporter n’importe quoi, leur génétique a changé. Certains jurent qu’ils ont vu des crapauds nouveau-nés avec des queues. Du jamais vu. Peut-être ont-ils confondu avec des lézards.
     Il faut vérifier sur place. Je demanderai au Vieux de m’y emmener.
     Personne ne voudra aller là-bas. Ceux qui s’y sont risqués en sont revenus les jambes à leur cou. L’image est insoutenable. C’est un grouillement d’êtres difformes, de peaux visqueuses ; les troncs d’arbres sont recouverts de pustules et plus aucune herbe n’y pousse. Il cessa de pleuvoir. Le conducteur sortit, un chiffon à la main, décolla les essuie-glaces, essuya le pare-brise, maudit Satan et reprit la route. Le journaliste avait déjà pris quelques notes sous le regard méfiant du marchand de patates à la camionnette. (J’ai intérêt à ne pas en dire plus. On ne sait jamais. Et puis qu’en sais-je ? il m’a dit qu’il était de la région alors qu’il est peut-être un agent expressément envoyé par le responsable à la barbe hirsute. ) —J’espère que vous n’allez pas me citer. Pas seulement mon nom. Toute indication par laquelle on saura que c’est moi, la camionnette par exemple. Je ne veux pas avoir d’histoires ! Ils amorcèrent la piste crevassée et boueuse d’Imaqar. La camionnette patinait et le conducteur serra à gauche, frôlant presque les limites des champs. Le côté droit donnait sur le ravin des crapauds. Le pigiste, habitué au paysage, ne le regardait pas. Mais son regard fut attiré par un arbre aux racines noueuses où pendaient plusieurs morceaux de tissus, des touffes de cheveux et des casseroles de toute dimension. Le conducteur, qui commençait à recevoir de l’eau de pluie qui s’égouttait des joints usés du pare-brise, s’agitait. Ses genoux étaient mouillés et ses pieds glissaient sur les pédales. Il comprit, malgré tout, l’étonnement du jeune journaliste qui attendait le scoop du siècle. Le premier papier qu’il envoya ne fut pas publié. Il ne contenait aucune information, que des élucubrations. Son rédacteur en chef le lui avait signifié en lui rappelant qu’il devait impérativement distinguer le fait du commentaire. (...) Le Vieux eut peine à prendre un taxi vers la gare routière. Depuis qu’il s’était terré au village, il venait rarement dans la capitale où il avait pourtant beaucoup d’amis. D’habitude, il faisait le tour des librairies du centre ville, s’enquérait des dernières parutions nationales et étrangères. Il avait acheté, il y a quelques années, plusieurs romans de Gabriel Garcia Marquez. Il n’en avait plus le cœur. C’est à peine s’il avait jeté un bref regard sur la vitrine d’une des librairies du grand boulevard. Il aurait voulu demander à l’une des vendeuses, une belle blonde au verbe haut, quelque documentation sur les crapauds, la race des amphibiens de manière générale. Mais, il aurait fallu que la vendeuse fût seule et encore ! Et d’abord comment formuler cela à une jeune femme, faire ce genre de demande devant des clients ? Il en rougirait, perdrait son assurance devant le sourire narquois de la libraire qui répondrait certainement : « Non, Monsieur, on ne s’intéresse pas aux crapauds. Lors du dernier salon du livre à Paris, on a failli importer des livres de cuisine qui contenaient des recettes à base de grenouilles. » Elle lui aurait dit : « Finalement, on les a remplacés par une série qui s’est très bien vendue : Comment faire l’amour à une femme. On nous les aurait saisis à l’aéroport, c’est sûr. En nous accusant de vouloir délibérément avilir les habitudes gastronomiques de nos concitoyens. Mais cela dit, je suis sûre que, s’ils avaient été importés, on aurait vu s’installer des marchés de grenouilles qui auraient rivalisé avec les poissonniers et nos oueds auraient enfin été lucratifs. Cher Monsieur, je vous conseillerai de ne pas poser ce genre de questions en public, lui aurait-elle dit. On vous accusera de grenouiller. Nous avons assez de moutons, de boeufs, de toutes sortes de poissons congelés, vous comprenez ? » (...)

    Le portier jouait entre deux portes dont il tenait les clés au même titre que celles de la mairie. Il habitait un hameau près d’Imaqar et son épouse, une jeune paysanne de famille maraboutique, s’occupait de leurs trois enfants, des travaux champêtres, de son jardin potager. Quand son mari daignait la faire descendre au chef-lieu, c’était généralement pour des raisons médicales ou, exceptionnellement, les jours de fête, pour rendre visite à sa famille. Elle ne savait rien de la profession de son époux, mais elle en parlait dans son voisinage comme d’un homme important, qui avait ses entrées chez le maire. Des femmes d’Imaqar essayaient, par son intermédiaire, de débloquer une demande de permis de construire, d’obtenir un travail sur un chantier communal pour leurs fils et ne venaient pas la voir sans un panier d’œufs, cinq litres de la bonne huile qui guérissait tous les maux et, parfois, des coupons de tissus fins. Alors, elle faisait étalage des secrets d’alcôve que son portier de mari lui confiait quand elle le tenait en haleine dans leur couche. Elle se gonflait comme un paon zoukh zoukh devant ses admiratrices qui lui enviaient sa situation d’épouse d’un portier qui jouissait de la confiance du maire. Les héritiers Djeraï qui dépensaient sans compter dépêchèrent leur mère auprès d’elle pour lui glisser une grosse enveloppe pour les services rendus indirectement par son époux qui leur avait facilité l’entrée de la mairie et organisé pour eux, avec le premier élu, en cachette, plusieurs rendez-vous pour l’obtention des papiers établissant leur parenté avec Gérard. Ils ne pouvaient oublier ces faveurs dont elle était la représentante dans le réseau féminin d’Imaqar.

     S’il y un côté “déroutant’’ dans «Imaqar», le dernier roman de Rachid Mokhtari- et qui, probablement, va le placer en dehors des schémas produits au cours des ces quinze dernières années-, c’est bien ce retour à une thématique abordée au milieu des années 70 et qui s’est étalée jusqu’à la fin des années 80, une thématique que, pour résumer, l’on peut présenter comme étant le prolongement des effets de la guerre de Libération nationale.

     

     

    Amar Naït Messaoud

    «Imaqar», roman de Rachid Mokhtari

     Editions Chihab -Alger- 2007

    Source La dépêche de Kabylie

     

    Certains auteurs du Tiers-Monde ont parlé un certain moment de l’“échec des indépendances’’ suite aux travers ayant marqué la gestion des pays concernés dirigéspar une bureaucratie souvent inculte. Sans doute, la confiscation de l’Indépendance ne constitue plus un sujet porteur auprès d’une jeunesse happée par le vent de folie qui a soufflé sur l’Algérie à partir des années 90, bien que les nouvelles épreuves imposées à la nation ne soient que les errements subséquents à cette période et qui ont failli envoyer le pays en dehors de la mémoire et de l’histoire. La période tristement dénommée “décennie rouge’’ a sécrété elle aussi ses écrivains, ses chroniqueurs, ses analystes et, probablement, ses historiens. Nous serions, pour la grande précaution qu’il faut prendre par rapport à ces activités ou “métiers’’, tentés de les mettre tous entre guillemets, tant est privilégiée la voie de la facilité et mise sous le coude toute forme de réflexion profonde frappée du sceau de l’honnêteté intellectuelle.

    On a inventé un concept pour faire passer la nouvelle “esthétique’’ : la littérature de l’urgence.  Pour avoir échappé à cette stéréotypie, “Imaqar’’ se donne à lire comme une nouvelle façon de réinvestir et de revisiter l’histoire post-indépendance faite de crasse bureaucratie et d’injustices ayant produit ses humiliés et ses offensés. «Une bourrasque de stérilité intellectuelle avait soufflé sur le pays reconquis par des gargantuas» (page178).

    Néanmoins, aussi bien par la grâce de la trame de l’histoire que par les effets inattendus du schéma narratif,  nous sommes appelés à vivre un double émerveillement issu d’une “double rupture’’. En effet, le fil conducteur d’une problématique de l’identité, par laquelle se pose les notions d’étranger et même d’étrangeté, n’est pas d’un poids négligeable dans le déroulement de l’histoire et dans sa façon de réveiller nos sens et nos émotions. L’ambiguïté de la personne même de Gérard/Geraï  Saïd, les péripéties du retour de sa dépouille dans le village d’Imaqar et l’élucidation de son identité-constituant le dénouement même de l’intrigue du roman-, tous ces éléments, dans une tension extrême nourrie par une gradation narrative stressante, forment l’armature autour de laquelle va se tisser une allégorie mêlant surnaturel et mythologie. La malédiction vécue par le village Imaqar, à savoir une invasion de crapauds, est liée au “mythe fondateur’’ du village et s’est réveillée suite à la réception de la dépouille de Gérard/Djeraï Saïd.

    L’irruption du surnaturel/mythologique est pour le moins inattendue dans une écriture qui emprunte beaucoup au réalisme littéraire algérien des années cinquante. Mais, cette part de fantastique n’en ajoute pas moins une touche de “crédibilité’’ à l’entreprise narrative.  L’autre technique narrative, empruntant cette fois-ci au fondu-enchaîné du cinéma, a consisté pour l’auteur à mettre au début de son récit (pages 11 et 19) un texte en “arrière-plan’’, en caractère italique, pour nous placer dans une autre époque par rapport aux évènements racontés quelques lignes auparavant. Cela, nous   le saurons par la suite-c’est-à-dire au dénouement de l’histoire, est censé servir de clef pour connaître l’identité de Gérard/Djeraï Saïd.

    C’était au début du 20e siècle. Le fermier vigneron qui recrutait des vendangeurs dans Imaqar eut à employer un jeune garçon que l’attention de la fille du colon finit par déplacer vers la maison des maîtres. Là, il exercera plusieurs tâches domestiques, et ce qui devait arriver entre lui et la fille du patron arriva. Installés en France, le couple donna naissance à un bébé de sexe mâle. Cet épisode s’arrête ici et les péripéties de l’aventure de ce Gérard  en France ne sera connue qu’à travers des bribes racontées par d’autres acteurs, mais racontées par le moyen de retours en arrière, des flash-back. Entre l’ancien garçon d’Imaqar employé à la ferme coloniale et son fils Gérard Saïd, la relation de paternité ne sera dévoilée qu’aux derniers moments lorsque Le Vieux du village eut droit aux vraies pièces d’identité de celui qu’on vient enfin d’enterrer à Imaqar.

    Après la réception du cercueil par Le Vieux-ancien étudiant à la Sorbonne ayant regagné le bercail-, les habitants du village ont refusé d’enterrer Gérard dans leur cimetière. Un nom à la consonance étrangère qui sera à l’origine du déferlement des crapauds dans tous les coins de la bourgade. La malédiction se confirme pour les gens qui voyaient en cette dépouille une offense aux ancêtres et aux valeurs du village.  Les tentatives de rechercher l’identité du défunt dans les registres d’État civil  de la mairie a été une belle occasion de voir comment la nouvelle bureaucratie algérienne a pris racine, comment la corruption et toutes sortes de falsifications sont entretenues et exercées et à quel point les valeurs patriotiques communes à la collectivité sont perverties et utilisées pour tous les “ateliers’’. Nous ne sommes décidément pas loin de la Russie impériale décrite dans “Les Âmes mortes’’ de Gogol.  Le nombre d’acteurs étant fort réduit, il suffit néanmoins à mener l’histoire à bon port. Cette “économie’’ de héros est peut-être même une des raisons qui installent une certaine intelligibilité dans le texte. Il se trouve, en tout cas, que l’ensemble des questions par lesquelles l’auteur compte déranger notre fausse quiétude sont largement prises en charge et aboutissent à l’effet recherché.  «Malgré les accidents de l’histoire, le roman nous dit que l’art restaure la vie en nous, la vie que l’histoire, dans sa précipitation, a méprisée. La littérature rend réel ce que l’histoire a oublié. Et parce que l’histoire est ce qui a été, la littérature va offrir ce que l’histoire n’a jamais été. C’est pour cela que nous ne pourrons témoigner de la fin de l’histoire- sauf si la fin du monde survenait», déclarait l’écrivain mexicain Carlos Fuentes lors du 5e Festival international de littérature tenu à Berlin en novembre 2005.

    Avec “Le Survivant’’ de Mouloud Achour et “Les Chercheurs d’os’’ de Tahar Djaout, “Imaqar’’ s’emploie à poser des questions qui remuent notre mémoire et qui la délestent de son indolence, comme il continue l’entreprise de recherche de soi avec l’irruption de l’irrationnel ou du fantastique, instruments d’intervention littéraire permettant en toute évidence de surmonter l’absurdité de la situation.  «Nous ne pouvons approcher la réalité que si nous arrêtons de prétendre la définir une fois pour toutes. Les vérités partielles offertes par un roman sont un rempart contre les avis dogmatiques. Pourquoi donc les écrivains, considérés comme faibles et insignifiants sur le plan politique, sont-ils persécutés par les régimes totalitaires, comme s’ils étaient vraiment importants ?», conclut Fuentes. 

    Reste la langue ou le registre de la langue de Rachid Mokhtari, avouons que le style du journaliste ne manque pas de déteindre sur certains paragraphes ou parfois sur des pages entières. Cela n’entame bien sûr en rien le message du livre ni n’altère l’esthétique générale qui s’appuie sur de fortes valeurs sémiologiques.

    7 janvier, 2008

    Imaqar ou la trame d’une réhabilitation inachevée

    Enregistré dans : Livres à lire... — Hocine Lamriben @ 13:17

    Nouveau roman de Rachid Mokhtari 

     l'Alégorie au bout de la plume

     

      Après «Elégie du Froid» et les aventures bachiques et idylliques de son premier personnage, Rachid Mokhtari  vient de signer aux éditions Barzakh son second roman intitulée «Imaqar».L’intitulé désigne des batraciens.  Alternant écriture romanesque et pédagogique, notamment à travers ses essais consacrés à la littérature algérienne des années du sang, l'homme à la plume plurielle continue de sonder et d'interroger la Mémoire. Etudes sur la musicologie du tiroir, animations  radiophonique, écriture imaginaire : tout y passe. Chez Mokhtari, la passion de l’héritage culturel est dévorante. C’est dire que l’homme est investit d’une énergie créatrice inassouvie.

     Pour Imqar, l'histoire du roman prend de l'altitude au fils de pages. Elle s'ouvre, un bon matin d'octobre, sur l'arrivée intempestive de France d'un cercueil au village d'Imaqar, un hameau en Kabylie, portant la dépouille de Gérard-Said. Les villageois sont éberlués ne sachant que faire tant aucun n'a un brin de souvenance de cette personne à laquelle on interdit  de facto l'inhumation au cimetière des ancêtres. Les traditions sont encore rigides comme du roc. Comme un malheur ne vient jamais seul, le village, oubliée des hommes et des dieux, est menacé par l'invasion des crapauds. La terre vomit ses entrailles pour en faire des batraciens gluants, puants et surtout  menaçants. D'aucuns y voit le signe d'une malédiction avec l'arrivée du Mort. Un Vieux s'empare du sarcophage et décide obstinément de fouiller dans le passé mystérieux de ce revenant. La quête n'est guère une sinécure. Plutôt une chevauché enivrante et périlleuse dans les entrailles de l'absurde. Sollicités, les services de la mairie refusant de fournir des éclairages sur Gérard, accusent le Vieux de vouloir porter atteinte à la sûreté de l'Etat, en abritant le cercueil  d'un mort de surcroît au nom hybride. Un comportent qualifié d'hérétique  qu'il y a lieu de «réparer avec le châtiments des coupables», écrivait Mokhtari. Les menaces administratives instaurent un climat de peur parmi les villageois taciturnes à souhait. Le Vieux n'à que faire de ces bravades. Plutôt mourir que de surseoir à ce destin qui l'interpelle tel une sirène. Avec un verbe tantôt persifleur, tantôt imagé, Rachid Mokhtari accouche d'une esthétique savoureuse. Il ouvre la voie à une course poursuite haletante et hardie de la Vérité. Les chemins y sont dédaléens. Une vérité que des forces obnubilées par le pouvoir et l'opulence traîtreusement douillette tentent de mystifier à coups de discours patriotards.

     Le Vieux engage son ami B.B, un jeune journaliste du Jeune Indépendant sur les traces identitaires de Gérard.  L'enquête s'amorce à pas de tortue. Doucement, mais sûrement,  un voile fortement épais de mensonge et d’intrigue se dévoile. La Princesse, figure connu des milieux artistiques en France et vivant recluse et esseulée sur les hauteurs de la capitale, révèle avoir déjà rencontré Gérard par le passé. Ce dernier lui avait, autrefois, proposé de mettre à contribution une partie de sa fortune au service de la guerre de Libération nationale. Le Vieux, aux cotés des villageois, mène une ultime croisade contre les batraciens. La victoire est éclatante. Mis au parfum, les gendarmes accourent au village chercher la dépouille et enquêter sur les raisons du sinistre à l'origine de l'extermination des grenouilles. Wallou!” rien n'a gratté. Il faut dire que la fortune de Gérard a beaucoup suscité les convoitises et des rivalités politiques. Un jeune de la famille Djerai reconnaît avoir vu des archives établissant la filiation entre sa famille et celle de Gérard. Au chef lieu de wilaya, c'est le coup de théâtre à la réunion des officiels venus célébrer le 1 e  novembre. Vomi et inconnu, Gérard le mort qui dérangeait, est rétabli par Japoné, ancien maquisard, et la Princesse dans son statut de personne qui a contribué à la Révolution. Pris de panique, le maire court prévenir les dégâts auprès de la famille Djerai. Il délivre des documents falsifiés pour les Djérai dans le but de les soudoyer. Le coup est réussi. Des relations bassement mercantiles se tissent entre le maire et cette famille devenue soudainement opulente. Quoique accablé par cet accord tacite d'enrichissement illégal au détriment dune  mémoire malmenée, le Vieux organise une marche des anciens maquisards dans la capitale pour dénoncer le détournement des idéaux de Novembre. La marche est réprimée dans le sang. L'enquête est poussée un peu plus loin. Grâce au concours de la Princesse et du portier du maire, un personnage versatile, le Vieux et le Chauffeur de la camionnette lèvent  enfin le voile sur l'identité de Gérard : il est le fils d'un indigène marié avec la fille d'un vigneron. Liée à Imaqar, Gérard décroche auprès d'un chanteur célébrissime du village, exilé en France d'avoir une parcelle de terrain à Imaqar pour y être enterré une fois mort. Son rêve est enfin exaucé. Le Vieux, pour honorer le mémoire de Gérard, organise des funérailles  grandioses à la hauteur de l'engagement de Gérard en faveur de la guerre de Libération nationale. Esthétiquement,  ce roman présente une écriture truculente à la fraîcheur matinale. S’agissant de la thématique, Rachid Mokhtari mène une trame de main de maître. Il également part en guerre contre les fossoyeurs et les sangsues de l'Histoire. Ceux-ci, nombreux et bien tapis dans l'ombre, se sont octroyés illégalement des richesses insoupçonnables. Le procédé est vieux : corruption morale des mœurs et des idéaux de Novembre. «Un fleuve détournée», pour paraphraser le titre d’un roman de l’écrivain émérite Rachid Mimouni. Mokhtari met la main sur la plaie en révélant  aussi la terrible et cynique exclusion des cercles lumineux de la reconnaissance de certains enfants de l’Algérie. Ils sont nombreux  à être frappé d'ostracisme ou vues comme des pestiférés par l'inique sentence des gardiens du temple de la  morale. On peut citer le sort avilissant et scandaleux réservé aux Amrouche (Fadhma, Taos, Jean), Malek Ouary, Slimane Azem ou Cheikh El Hasnaoui, comme de terrible  exemples d'une exclusion inhumaine et froide. C'est dans cet encrier  de la révolte et de la réhabilitation de la mémoire exilée que Mokhtari trompe sa plume dégoulinante de vérité. 

                                                                                     Par Hocine Lamriben

    Rachid Mokhtari, Imaqar, CHIHAB  éditions 

    239 pages, 450 DA 

    JoURNAL HORIZON

    Promotion - Rachid Mokhtari signe son livre aux éditions Chihab : Une histoire racontée telle une pièce musicale

    25 January 2010 09:00:00 Kamel Chériti.

     

     

    Ecrivain et critique littéraire, Rachid Mokhtari vient de signer, cette semaine, sa dernière création dans le roman, à la librairie des éditions Chihab. Intitulé «L’Amante», comme pour le titre d’un poème, ce roman est le troisième écrit de cet écrivain, après «Elégie du froid» publié en 2004 et «Imaqar», en 2007 .

    «Il me faut un espace de temps d’environ deux ans et demi pour finir mon livre», déclare Rachid Mokhtari. C’est d’ailleurs cet intervalle qui le sépare de son précédent roman.  Ce talentueux homme de lettres ne se sent pas pourtant contraint d’écrire d’une manière permanente.
    Pour lui, ce qui compte, c’est le besoin de répondre à une inspiration, d’apporter sa contribution à mieux éclairer un phénomène de société, d’élargir le débat sur des questions d’histoire ou des points d’actualité. C’est pourquoi, quand Rachid Mokhtari présente ses œuvres littéraires, il préfère tenir une conférence où il remonte aux sources de ses thèmes d’inspiration. Dans ce cadre élargi, il est plus à l’aise pour exposer, analyser et parler de thèmes qui constituent les fondements de la création et de la pensée universelle ainsi que ses propres motivations d’écrire. Ici, Rachid Mokhtari est une véritable encyclopédie, particulièrement dans le domaine très vaste de la littérature. Par les illustrations et les exemples donnés pour parfaire son argumentation, l’auditoire devine la diversité et l’étendue de sa culture. 
    C’est d’ailleurs cette érudition, jointe à un esprit fin d’appréciation qui lui confère les outils d’analyse dans l’exercice de la critique littéraire. Rachid Mokhtari est ainsi souvent sollicité dans des tribunes culturelles pour animer les débats dans des rencontres littéraires en présence de l’écrivain même. Quant il s’agit de sa propre création littéraire, Rachid Mokhtari est humble. C’est pourtant un auteur au style élégant et finement nuancé. Son mode de narration captive. Ce dernier roman en est la preuve.  En l’élaborant, Rachid Mokhtari l’a construit, comme il le dit lui-même, selon la structure d’une pièce musicale.
    Cette structure s’établit en trois mouvements principaux, le prélude, le refrain puis les strophes. Il ajoute les effets subjectifs de la poésie. Cependant, dans le fond de son récit, Rachid Mokhtari fait apparaître bien souvent, les situations douloureuses de ses personnages. Des situations reflétant parfois les dures réalités de l’existence et insinuant une atmosphère de pessimisme. Le lecteur aurait aimé aussi vivre et partager l’euphorie de ses personnages dans les moments de joie et de bonheur. L’auteur a confié la publication de son roman à Chihab Editions.

     
    C’est la quatrième œuvre littéraire donnée à cette grande maison d’édition après le roman «Imqar», celui portant le titre de «L’élégie du froid» ainsi que l’essai publié en 2002 avec pour titre «Cheikh El Hasnaoui, la voix de l’exil.»

     
    La directrice de la publication chez Chihab éditions, Mme Yasmine Belkacem, convie les lecteurs à une autre rencontre littéraire qui aura lieu dans quinze jours.

     

     

     

     

    Imaqar
    Ou la mémoire oubliée
    Par : Yacine Idjer

     

    Identité n Après Elégie du froid, un roman paru en 2004 aux éditions Chihab, Rachid Mokhtari, essayiste également, renoue avec l’écriture romanesque avec Imaqar.

    Imaqar, qui vient d’être édité aux mêmes éditions, est l’histoire d’un village. Tout commence lorsqu’une ambulance ramène aux villageois un mort au nom hybride (Gérard Saïd)

     dont personne ne veut. Ce nom jeté, tel un pavé dans la mare, dans le quotidien de chacun, va troubler l’ordre établi : le conseil des sages refuse son inhumation au cimetière des ancêtres, car au nom à moitié occidental, l’étranger a apporté avec lui les crapauds, une invasion d’amphibiens. A la fontaine du village, les crapauds sortent par centaines du robinet, ils pullulent dans l’abreuvoir ; de nuit comme de jour, ils s’accouplent et se multiplient. Ce fait inhabituel, les villageois le voient comme une malédiction, une profanation des ancêtres. Le mort est un mauvais sort qui s’est abattu sur le village : il n’est pas question de l’inhumer dans le cimetière des ancêtres, parmi les bonnes gens. Tous les villageois sont unanimes là-dessus.
    Seul, le Vieux, figure tutélaire, puisque c’est lui qui a réceptionné la dépouille et a signé le récépissé mortuaire, se dresse contre la déraison des uns et l’absurdité des autres.
    Mais pour accorder à cet étranger une sépulture digne et respectable, le Vieux doit, de son côté – chose malaisée – élucider le mystère qui entoure Gérard Saïd. Il s’engage à enquêter sur l’identité de cet homme au nom hybride. Qui est-il ? Serait-il un fils du village ? Autant d’interrogations viennent se bousculer dans la tête du Vieux, le rendant ainsi perplexe.
    Pour le salut de l’étranger, le Vieux s’emploie, tant bien que mal, à recomposer l’échiquier. Dans ce tableau déroutant, d’autres personnages s’invitent dans cette quête et se proposent d’aider le Vieux dans son combat pour la restitution de la mémoire collective, celle d’Imaqar, une mémoire déposée dans les archives mais qui sont refusées d’accès aux citoyens.
    Ainsi, dans une écriture simple, un langage littéraire aéré mais pertinent de par sa charge sémantique, un langage où le fantastique le dispute au réalisme, le romancier s’emploie à dire la mémoire. Gérard Saïd est la mémoire du village. Il se trouve que tous l’ont oubliée.
    Gangrené par l’ambiguïté et l’amnésie, Imaqar, qui vit dans le flou et la perte des repères, est un roman politique sur l’identité collective – le livre est une écriture onomastique à travers laquelle se profile une société perdue dans l’oubli de soi. C’est aussi une société murée dans des superstitions séculaires et pervertie par des attitudes réactionnaires.
    Le roman est un regard authentique mais critique sur la réalité de l’Algérie : démagogie, discours officiels et creux, expropriation, mensonges et tromperies, intrigues, magouilles et tribulations de l’administration politique.

    Cet article a été publié le Mercredi 1 juillet 2009 à 19:30  

     


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  • INFOSOIR Arts et Culture Edition du 17/2/2010

    Livre / «L’Amante»
    A la rencontre des mythes ancestraux
    Par : Yacine Idjer


    Ecriture n L’Amante est une nouvelle publication des éditions Chihab. C’est un roman écrit par Rachid Mokhtari.

    Le roman s’étale dans une écriture conjuguant le fantastique et l’historique. Il est l’imbrication de plusieurs situations, un enchaînement de paroles et d’histoires, de guerre et d’amour, le tout se faisant dans un mélange de contes et de récits.
    Le livre se présente comme un métier à tisser, où se font et défont les destins et où se tissent diverses histoires les unes proches des autres.
    L’Amante est l’histoire d’une vie, d’une seule vie, mais de plusieurs expériences personnelles, d’itinéraires qui se croisent et s’entrecroisent, de destinées qui s’échouent sur les rives de l’existence humaine.
    Un roman en fait qui se construit sur la base de ces voix multiples qui le peuplent et s’y font entendre – même de l’au-delà.
    A travers ces voix plurielles, voire ces tissages parallèles, l’auteur raconte un peuple, son histoire et ses traditions, ses tourments et ses espoirs, ses rêves et ses déceptions, les affres de l’exil comme ceux de la colonisation. Le tout est dit dans une écriture qui restitue la culture populaire et qui la transforme en une dynamique créatrice. Ainsi, l’auteur, Rachid Mokhtari, trace une piste nouvelle de l’écriture, écriture faisant appel à l’histoire et au mythe – les mythes constituent d’ailleurs l'un des principaux référents du roman. Ils sont les éléments fondateurs de son écriture qui, elle, se veut une réflexion sur la manière de construire l’imaginaire littéraire sur des symboles et des images, c’est-à-dire sur les croyances ancestrales qui nourrissent l’espace romanesque et fécondent son écriture – elle aussi se transforme en un mythe en soi.
    Ainsi, le roman se nourrit des légendes et des rites ancestraux, il se construit autour et sur le patrimoine immatériel. Il est ancré dans cette oralité, véhicule de légendes et de contes, donc de l’identité et de la mémoire collective. Et c’est sur ce principe – le même utilisé dans la construction de mythes – que le roman est mis en espace et ses personnages en situation.
    Le roman devient alors un mythe en soi. On n’est plus dans l’historique ou l’événementiel, mais plutôt dans le rêve et l’imaginaire, dans un univers que l’auteur nous fait découvrir dans sa beauté et sa poésie. L’auteur accorde dans son roman plus d’importance à l’aspect esthétique qu’au contenu, car, selon lui, «l’histoire compte moins que la forme», explique Rachid Mokhtari. Il y a effectivement un intérêt particulier pour la mise en forme des mythes, et cela par le travail de l’écriture littéraire.
    L’on est dans la poétique de l’écriture. Cela revient à dire que l’on est dans l’intimité de l’écriture elle-même.
    L’écriture par laquelle se dévoile l’auteur et qui contribue à la mise en forme de la mémoire, est saisissante, franche et immédiate, elle est une autre manière d’appréhender la réalité, de saisir et d’interroger l’Histoire.
    L’Amante rénove et nourrit l’imaginaire comme la sensibilité littéraire algérienne, il ouvre une piste nouvelle – si ce ne sont pas plusieurs – à la composition et à l’écriture, neuve et fraîche. C’est un roman moderne où les mythes tiennent une place privilégiée. Survivances de l’oralité, ces référents culturels et ces mythes sont bien plus que cela, ils sont, selon l’auteur, «des éléments constitutifs de notre perception du monde moderne».

    Y.I.

     

     

     

     

    EL WATAN DU 27 FEVRIER 2010  Extrait

    Roman de Rachid Mokhtari : L’amante

    Je m’appelle Si Mohand Saïd Azraraq. J’ai le teint clair et les yeux bleu ciel. J’ai longtemps nourri les forges de Charenton où je fus recruté dès mon arrivée en France en 1916. J’avais quinze ans.

     

    Mes pupilles en avaient souffert car je perdis la vue l’année même de mon retour de França en 1946. Si ce n’était que cela, je me serais résigné à mes souvenirs, à sentir de tout mon être Tamazirt Iaâlalen. Mais, voilà, la pourriture des cantonnements, les heures glaciales des levers orphelins dans la désolation de hangars lugubres où des monstres de fer broyaient, crachaient le métal sans répit ni relâche, toute cette calamité crasseuse, je les avais en moi, dans des quintes de toux tenaces, sèches et convulsives qui perforaient de jour en jour mes poumons. J’avais un pied à Tamazirt Iaâlalen et un autre à Jedi Salah, le cimetière où reposent mes aïeux.

    (…)La traversée ! La dernière, l’ultime ! Pas un jour de plus ! Paris était toujours en fête et en sang. Les anciens vichystes étaient fusillés ou pendus en pleine rue. Les résistants défilaient, mais ils se méfiaient de nous, étrangers des colonies. Pourtant Hadj Messali a refusé à Hitler sa demande de renforts ! Nous avions appris le massacre ! Ce fut la consternation dans un Paris euphorique. La nouvelle, macabre, du 8 mai 1945 remplit de colère les fours et cuves des aciéries. Nous allâmes aux nouvelles dans les cafés de nos compatriotes. Des Sétifiens qui servaient encore dans l’armée française jetèrent leur uniforme, arrachèrent leurs décorations et décidèrent de rentrer au pays.

    Des Kabyles de Kherrata, ouvriers de Renault, tentèrent en vain de dénoncer le massacre commis par ceux qui ont résisté contre Hitler, en arrêtant la cadence du travail sur la chaîne des essieux. Ils furent licenciés et bastonnés par la police alertée par les surveillants. L’arc de Triomphe nous injuriait du haut de sa splendeur. C’était dans ce désordre de l’Histoire que j’appris que mon fils Omar était soupçonné par les villageois de commercer avec les autorités. J’ai entendu dire qu’il fréquentait le mess de la caserne du chef-lieu communal d’Imaqar et qu’un soir nos voisins l’avaient vu descendre d’une jeep, accompagné par son patron américain et d’un officier français.

    A ce prix, dis-je à Saïd, je préfère encore mourir, grillé dans une cuve plutôt que de mettre le pied dans cette nouvelle habitation de la honte, qui ne sent rien. Ni le bétail, ni les ancêtres ! Un bâti sans âme. Un hôpital sans doute. Comment pourrais-je y mourir, dis-moi Saïd ? Des murs de briques, de ciment, de ferraille. Rien qui soit de terre, de cette bonne terre de Tamazirt Iaâlalen ! Je m’en souviens, chaque été, ma mère, Ouzna, repeignait à la chaux avec un balai de fortune les murs en pisé de notre vieille maison. Dieu ! du baume au cœur ! Mais le blanc ne tenait pas. La chèvre s’y frottait les flancs et l’hiver, la fumée du brasero l’assombrissait. Une cheminée ? Tiens donc. Comment pourrais-je m’asseoir à proximité sans appui à mon dos. Je suis sûr qu’elle me rappellera les cuves de Charenton.

    (…) Oui, mon père a connu Si Hamou Tahar. Il était vénéré de la population pour son savoir. Il a étudié « aller-retour » le Coran dans la prestigieuse Timaâmart de Sidi Mansour avant de suivre les Tolbas à Béjaïa où il est resté, selon les souvenirs de mon propre père, plusieurs années pour l’amour d’une femme de la Vallée de Sidi Aïch. Mais, il ne put tenir longtemps loin de Tamazirt Iaâlalen qu’il aimait plus que tout. Des cavaliers turcs, qui s’étaient installés dans la plaine Amraoua, venaient le consulter pour des affaires de jurisprudence car ils avaient fort affaire aux populations irrédentes des Iflissen qui résistaient à la dépossession de leurs riches terres de la plaine arrosée par l’oued Sébaou. Quand Si Hamou Tahar sut l’injustice, il alla lui même à Iflissen exprimer sa solidarité aux populations. Mon père, sur ce point, était affirmatif. Si Hamou Tahar fut l’un des premiers signataires de la pétition adressée au Dey d’Alger dans laquelle les confédérations des douze tribus les plus puissantes de la région refusèrent aux Turcs le droit de passage sur leur territoire pour aller à Yakouren ramener du chêne-liège dont ils avaient besoin pour leur flotte. Bois ton café, il refroidit.

    (…) Les travaux de construction ne m’ont pas permis de faire provision de bois comme je le faisais chaque année avec ma mère, dès l’approche de l’automne. Nous partions tôt le matin à Izougrane, propriété la plus proche avant Timarzaguine, située à deux kilomètres environ à l’est du village, à quelque cent pas du cimetière où repose notre ancêtre, Jedi Salah. Le champ, tout en pente, comptait quatre oliviers et deux frênes qui nous pourvoyaient en belles bûches et brindilles. C’était ma mère qui transportait sur sa tête les fagots de bois. Le bois de frêne ne prend pas vite. Il dégage beaucoup de fumée bien avant que les premières flammes ne jaillissent sous les brindilles aspergées de pétrole. Nous vécûmes les deux premières années grâce à de menus travaux. Nous nous improvisâmes marchands de tapis auprès des compatriotes de Fort National rompus dans ce genre de commerce.

    (…) Zaïna n’aurait pu m’aimer sans ma tenue estivale de Diên Biên Phu. Une chemise à manches courtes, un beau galon blanc accroché à mon épaulette gauche, un front dégagé et un sourire figé, comme je l’ai maintenant dans ma tombe ; ce n’est pas vraiment la mienne, une fosse plutôt. Nous sommes à neuf, serrés les uns contre les autres, blessures contre blessures, os contre os. Abattus d’une rafale de mitraillette par mes anciens chefs de Diên Biên Phu. Ils n’avaient pas admis qu’un indigène du 7e RTA, décoré pour sa bravoure par le général de Lattre lui-même, changeât de camp et pisse sur la gamelle de la France nourricière. Mais à quoi bon raconter tout cela ? Dis-moi Zaïna, où as-tu mis ton œuvre d’art, ce burnous printanier qui t’allait à ravir le jour de mes noces décidées sur un coup de foudre ?

    (…) Mais laissez-moi donc tranquille, savourer l’éternité dans l’au-delà. Il ne se passe pas un jour sans que tu viennes perturber mon repos du youm el qiyama. Je me plaindrai à Tazazraït ! Petit fils, ton père se vide de son sang. Il a la poitrine trouée de balles. Tu me forces à quitter ma tombe et à revenir à Tamazirt Iaâlalen tombée en déshérence. Alors, arrête, ne lui donne plus la parole pour te raconter ses basses besognes. Un déserteur de l’armée française et un égorgeur du maquis ! Je sais, je n’ai pas vécu ces événements mais le mort a toujours son double, c’est comme si j’y étais. Que te dire, petit-fils, j’avoue ! J’aimais Zaïna, même si par moments elle me nargue par son indécente beauté dont je mesure l’attrait sur mon fils ; je l’avais adoptée comme ma propre fille. Tu sais, elle vient souvent à Jedi Salah aux heures matinales des ablutions. Les Aït Lakhart avaient pris l’habitude de l’attendre pour écouter ses récits, ses tourments, ses chroniques de guerre. Oui, Zaïna ne cessait de poser des questions sur le Vietnam, la lointaine contrée de ce djebel Ouaq Ouaq. Elle voulait savoir où et comment il s’était photographié. Qui regardait-il de ses grands yeux ? Où est-il maintenant ? Il commande des maquisards ? Les soldats le recherchent partout, ma fille. Ne pose pas ce genre de questions et garde tout ce que je te dis pour toi.

    (…) L’aube s’était levée sur nos corps enlacés, sur nos chuchotements oublieux du danger qui guettait au-dessus de nos têtes. La lueur du jour s’infiltra dans la cache. Nous entendîmes distinctement les ordres de soldats qui fouillaient Tamazirt. Un halftrack fit rugir son moteur. Des portes claquèrent. Je crus entendre celles de ma maison. Moi, j’enlaçais Zaïna et m’enivrais de ses seins laiteux. Nous entendîmes des pas de bottes dans la courette de la maison. Ils crissaient sur la terre mouillée au-dessus de nos têtes. Y’a rien Bernard, je te dis. Paul, reviens, c’est une fausse alerte, allons continuer la fête au mess ! Les soldats défoncèrent les deux portes. Je relevais la couverture de laine sur nos corps et Zaïna me chuchota à l’oreille : je te tisse un burnous qu’aucun homme n’a porté. Je le finirai avant le printemps. Il te protégera car le métier à tisser porte ta bénédiction. Dans chacun de ses fils, j’ai mis toutes les veines de mon coeur. Oui, si Dieu veut, tu le porteras avant la naissance du printemps. (…)

    (…)Située au village d’Imaqar, lieu et titre du précédent roman de Rachid Mokhtari, L’amante est une histoire d’amour au temps de la Révolution. Un récit à plusieurs voix, captivant et peuplé de personnages rongés par l’Histoire, la morale et le désir. Son écriture attachante marque la maturité d’un écrivain sensible.

    Edition Chihab, Alger, octobre 2009. 210 p.

     


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  • SOIR D’ALGÉRIE:

    «La maîtrise de la langue peut être un handicap à la création littéraire»
    Propos recueillis par
    Nassira Belloula

     

    Le Soir d’Algérie : Avec l’Amante, votre écriture tranche un peu avec Elégie du froidet Imaqar; vous abordez l’écriture d’une manière scénariste avec des multiples «je» narrateurs qui donnent une certaine dimension au texte. Est-ce une transition pour vous ?

     

    Rachid Mokhtari : Il y a sans doute des passerelles d’écriture entre les trois romans qui forment un univers romanesque. L’Amante tire sa substance de mon premier roman Elégie du froid et partage ses espaces géo-mythiques avec Imaqar. Leur lien esthétique tient dans la mise en contiguïté des faits historiques et/ou journalistiques avec des mondes de légendes et de mythes. Dans l’Amante, cette proximité des deux mondes (le réel historique de Dien Bien Phu et le mythe du tissage ainsi que ses rituels) est complexe bien qu’elle soit clairement rendue par des indices typographiques. Ce qui justifie, à mon sens, la multiplicité des «je» narrateurs inter et intra-chapitres. Ce sont plus des instances vocales que des personnages au sens classique du terme. Chaque «je» se superpose à l’autre comme les fils de laine dans la trame du métier à tisser. Les «je» de l’Amante neutralisent leur nom, leur généalogie et leur présent d’énonciation. Ils deviennent des êtres vocaux qui se jouent du temps, de la vie, de la mort. Ils sont propulsés par leur soliloque ou leur rapport dialogique hors de leur réalité événementielle et, dans cette fragmentation même, ils échappent aux codes discursifs de leur propre narration. Cette polyphonie des «je» donne à l’Amante un corps vocal antique qui invite le lecteur à faire partie du chœur.



    Les légendes et les rites ancestraux tiennent une grande importance dans votre écriture. Dans votre dernier roman, vous avez prêté une voix à Tamzat, que ou qui représente-t-elle ?

     
    Les légendes et les mythes tiennent une place privilégiée dans notre culture maghrébine, africaine, sud-américaine et dans les pays du Soleil levant. Ce ne sont pas que des survivances de l’oralité mais, bien plus, des éléments constitutifs de notre perception du monde moderne. L’écriture, elle-même, est déjà un mythe et que dire de ce qui la meut ? Recherche-t-on dans les mythes une signifiance des racines, un déracinement du futile ou encore une réactivation d’un sens romanesque qui échappe à une actualité qui, parce que de plus en plus déferlante, atrophie l’imaginaire et ses rapports complexes avec l’Histoire et ses icônes universelles. L’espace romanesque est fait de mythes anciens et modernes, sans ceux-ci, la création, toute création serait éphémère et comme telle, ne résiste pas à l’usure du temps. La légende des crapauds dans Imaqar, le tissage du burnous dans l’Amante et les becs ensanglantés des poules au lendemain des massacres de la population de Boukadir dans Elégie sont des thèmes universels avec leurs particularités locales. Le personnage de Tamzat, l’invisible tisseuse, est fort connu dans la société traditionnelle des Aurès et du monde agraire en général. La culture populaire reste le ferment du roman moderne.

    Vos personnages féminins : Tassaâdit, Tamzat, Tazazraït, Zaïna se confondent entre réalités, légendes et symbolique. Ces femmes sont-elles un prétexte littéraire ?


    Chacune est représentative d’une perception du monde, de leur monde. Zaïna, l’amante, et Tamzat, tisseuse invisible, tissent et donnent vie à un monde imaginaire, qui échappe aux guerres, aux famines ; ce sont des figures tutélaires de beauté et d’envoûtement. Elles sont les interlocutrices de Omar et prennent vie dans la face poétique du roman ; des voix d’incantation, élégiaques dont le rythme rappelle les chants grégoriens qui accompagnent les guerriers pour une bataille décisive. Les autres, Tassaâdit et Aldjia, appartiennent à la réalité sociale de l’époque. Elles y expriment leur tourment.



    Il y a un personnage qui intrigue dans votre roman, c’est la vieille Tazazraït, son ombre constante à travers le roman, une ombre qui n’est pas fortuite….


    Est-elle intrigante ? C’est une vieille femme multi-centenaire qui collectionne les burnous des ancêtres et en époussette les pans du haut de son mur de pierre. Je l’ai conçue comme telle. Par opposition peut-être à la jeune et belle Zaïna qui tisse un burnous pour Omar en prévision de son retour printanier alors que Tazazraït en a empilé des centaines de ces burnous laissés par ceux qui sont partis pour des guerres coloniales sans retour ou en pèlerinage. Elle sait que le cardage de Zaïna et le tissage de Tamzat sont vains ; le corps qui portera le burnous est déjà criblé de balles par l’ennemi. Elle est familière, l’élue, la confidente des Aït Lakhart (la tribu des morts) ; elle est intime des généalogies passées et à venir. C’est un esprit féminin craint. Il me fascine. Une ombre ? Est-ce celle de Zaïna, celle encore des hommes emmenés dans des guerres coloniales qui ne les concernaient pas ou encore le double de Tamzat venue de son lointain djebel Ouaq Ouaq?

    Le roman tourne autour de la construction d’une maison à étage à Tamazirt Lâalalen qui devient source de conflits, cette maison inachevée et maudite encore une autre symbolique ?


    Oui, cette maison à étages est au centre des conflits. Elle s’oppose à l’ancienne masure des ancêtres. Elle se construit mais elle porte en elle une malédiction qui commence avec la guerre d’Indochine dans laquelle son concepteur s’est engagé et est restée inhabitée suite à une autre guerre qui commence en 1954 qui voit l’ancien sergent-chef de l’armée française déserter la compagnie pour rejoindre les maquis d’Imaqar. Comment pouvait-elle avoir une architecture entre une guerre qui finit et une autre qui commence. Il n’y a pas de toit sécurisant. Certes, elle a connu les étreintes de Omar et Zaïna sous le regard ténébreux de Tazazraït. Le métier à tisser qu’elle a abrité, duquel est sorti le burnous, n’a pu sauver Omar de la mitraille de l’ennemi, de ses anciens compagnons d’armes. Une telle maison pouvait-elle s’élever sur des fondations historiques brouillées ?



    Je ne sais pas s’il y a une dimension autobiographique dans vos romans, mais peut-on dire que de votre enfance en Kabylie, vous manifestez une vraie fidélité ?


    Les lieux du roman sont affectifs et ne sont point géographiques. Les personnages, les lieux, le contexte historique sont universels même si, comme dans toute entreprise romanesque, les lieux affectifs sont plus signifiants que leur géographie physique. Je n’ai pas vécu mon enfance en Kabylie et j’aurais peut-être aimé qu’elle s’y passât. Est-ce pour cela que cette Kabylie reste pour moi un lieu imaginaire comme le djebel Ouaq Ouaq, les rizières de Dien Bien Phu, la caserne de Blida, les maquis de Tablat. Imaqar n’existe pas en tant que village topographique. Il est né dans mon roman et j’y vis comme ses personnages.

    Il y a une tendance actuellement dans la littérature, qui justement revient sur les évènements de la guerre d’Algérie avec questionnements et interrogations…

     
    Nous sommes le continuum de plusieurs générations de guerres et cela ne finit pas. Les Algériens nés en 1990 et qui ont aujourd’hui 20 ans appartiennent toujours à une génération de la guerre du terrorisme islamiste. Mon personnage Omar dans l’Amanten’a pas eu de «quille» entre les deux guerres ; celle du Vietnam et d’Imaqar en si peu de temps tandis que son père a trimé dans les fonderies de l’ex-métropole. Notre identité est une calamité des guerres, de sang, d’injustices. Comment s’en défaire ? Ce n’est pas un devoir de mémoire car cela suppose une génération de paix et de prospérité. Mais nous n’en sommes pas là encore. L’histoire continue de se faire en nous avec ses malheurs. De même que les fondateurs du roman maghrébin moderne ont trempé leur plume dans le sang des victimes de la colonisation, la nouvelle génération des écrivains du XXIe siècle tremperont la leur dans le sang des victimes du terrorisme…

     

    Ces dernières années, il y a une profusion de romans, souvent inesthétiques et sans un travail sur la langue, il y a aussi des textes comme l’Amante qui nous réconcilie avec la littérature et l’imaginaire. Autant que critique et écrivain, comment analysez vous cela ?


    Dans mes deux essais, la Graphie de l’horreur et le Nouveau Souffle du roman algérien, j’ai tenté de distinguer, de situer des romans dans leur contexte historique et dans leur originalité esthétique. Il est bien vrai qu’il y a eu cassure dans l’esthétique romanesque algérienne. Je ne pense pas que cela soit dû à la langue mais à la pauvreté des langages littéraires, à l’absence d’une culture référentielle, livresque, faite d’une somme de lectures monumentale, aux expériences individuelles des écrivains et leur rapport à la culture. La maîtrise de la langue peut être un handicap à la création littéraire. Par contre, l’authenticité, l’expérience de la misère humaine, l’inquiétude, le doute constituent des valeurs sûres pour l’imaginaire. On n’écrit pas pour plaire. On écrit, dit Marguerite Dumas, parce qu’on doute…

     
    N. B.

     

    Le Soir d’Algérie

    Nassira Belloula

     

    La lecture de L’Amante de Mokhtari se fait sur plusieurs degrés. L’auteur donne le «Je» narratif à plusieurs voix (en italique dans le texte) permettant ainsi à tous ses personnages, non sans nous brouiller un peu, de revendiquer leur part de vérité et d’existence. Tout tourne en fait en cercle vicieux autour d’une maison, pas ordinaire, une maison construite par le fils, Omar, qui pensait bien faire, pour accueillir son père Mohand Saïd Azraraq qui reviendrait de France des ardus fours et aciéries où il a épuisé sa vie et sa santé.


    Le fils pensait bien faire, et sur cette terre sacrée des aïeux, il construit une maison à étages, un sacrilège même. Lorsque le père retourne chez lui en 1946, aveugle et mourant, le drame de cette maison décriée et jalousée va le pousser doucement vers la tombe avec l’idée que ce fils a trahi. Depuis, le sort du fils est scellé, maudit à cause de la maison à étages, maudit à cause de ses relations adultères avec la belle Zeina alors qu’il est marié, ce sergent- chef dans l’armée française ne peut plus échapper à son destin même si Zeina va entreprendre de lui tisser un burnous. En fait, l’impression ici est que plusieurs mains tissent ce burnous-protection ou burnous symbole qu’il revêtira lors de son retour. Or, le sort est jeté : «Ô Omar, le malheur pèse sur tes épaules et aucun burnous ne pourra le couvrir, m’entends- tu?» Contacté par les moudjahidine de son coin natal de Timarzaguine, il rejoint les maquis libérateurs. Muté pour des raisons disciplinaires en partie à cause de Zeina qui n’échappera pas non plus au châtiment infligé par les moudjahidine, la belle Zeina meurtrie continuera à tisser le burnous de ses doigts fragiles et dans le noir, encouragée par Tamzat, la femme-légende, qui a traversé le djebel Ouaq Ouaq pour hâter la confection de ce burnous en laine fine. Or, Omar tombera en martyr, fauché par un hélicoptère de l’armée française et lui aussi ira rejoindre ses aïeux dans ce cimetière familial. L’écriture en filigrane de Mokhtari se tisse sur un fond de mythe. «Il y a une partie très importante du mythe dans mes romans et particulièrement dans L'Amante, a indiqué l'auteur lors de la rencontre animée à la librairie Chihab, précisant que le roman «échappe à l'évènementiel par les mythes et c'est par eux qu'il transcende l'évènement». Poursuivant sur la place du mythe dans la littérature algérienne, Mokhtari ajoutera : «Le mythe, qui n'est pas seulement une littérature orale mais une vision du monde, transcende aussi les particularités régionales et linguistiques.» Sur la construction du texte, l’auteur de L’Amante précisera qu’il a accordé plus d’importance à l'aspect esthétique, c'est-à-dire à la mise en forme ; pour lui, dans le roman, l'histoire compte moins que la forme, précisant, par ailleurs, que les lieux évoqués sont «imaginaires, intimes, même s'ils ont parfois des ressemblances avec des lieux géographiques réels». Le roman se déroule tout doucement, tout au long du tissage du burnous, burnous-linceul que doit vêtir Omar, «sergent-chef de l’armée française en Indochine». Le récit se déroule sans cesse, se développe sans cesse, emporte, intrigue. A lire absolument pour la beauté du texte.
     

     

     

    HORIZONS

    Une histoire racontée telle une pièce musicale

    25 January 2010 09:00:00 Kamel Chériti.

     

    Ecrivain et critique littéraire, Rachid Mokhtari vient de signer, cette semaine, sa dernière création dans le roman, à la librairie des éditions Chihab. Intitulé «L’Amante», comme pour le titre d’un poème, ce roman est le troisième écrit de cet écrivain, après «Elégie du froid» publié en 2004 et «Imaqar», en 2007 .

    «Il me faut un espace de temps d’environ deux ans et demi pour finir mon livre», déclare Rachid Mokhtari. C’est d’ailleurs cet intervalle qui le sépare de son précédent roman.  Ce talentueux homme de lettres ne se sent pas pourtant contraint d’écrire d’une manière permanente.
    Pour lui, ce qui compte, c’est le besoin de répondre à une inspiration, d’apporter sa contribution à mieux éclairer un phénomène de société, d’élargir le débat sur des questions d’histoire ou des points d’actualité. C’est pourquoi, quand Rachid Mokhtari présente ses œuvres littéraires, il préfère tenir une conférence où il remonte aux sources de ses thèmes d’inspiration. Dans ce cadre élargi, il est plus à l’aise pour exposer, analyser et parler de thèmes qui constituent les fondements de la création et de la pensée universelle ainsi que ses propres motivations d’écrire. Ici, Rachid Mokhtari est une véritable encyclopédie, particulièrement dans le domaine très vaste de la littérature. Par les illustrations et les exemples donnés pour parfaire son argumentation, l’auditoire devine la diversité et l’étendue de sa culture. 
    C’est d’ailleurs cette érudition, jointe à un esprit fin d’appréciation qui lui confère les outils d’analyse dans l’exercice de la critique littéraire. Rachid Mokhtari est ainsi souvent sollicité dans des tribunes culturelles pour animer les débats dans des rencontres littéraires en présence de l’écrivain même. Quant il s’agit de sa propre création littéraire, Rachid Mokhtari est humble. C’est pourtant un auteur au style élégant et finement nuancé. Son mode de narration captive. Ce dernier roman en est la preuve.  En l’élaborant, Rachid Mokhtari l’a construit, comme il le dit lui-même, selon la structure d’une pièce musicale.
    Cette structure s’établit en trois mouvements principaux, le prélude, le refrain puis les strophes. Il ajoute les effets subjectifs de la poésie. Cependant, dans le fond de son récit, Rachid Mokhtari fait apparaître bien souvent, les situations douloureuses de ses personnages. Des situations reflétant parfois les dures réalités de l’existence et insinuant une atmosphère de pessimisme. Le lecteur aurait aimé aussi vivre et partager l’euphorie de ses personnages dans les moments de joie et de bonheur. L’auteur a confié la publication de son roman à Chihab Editions.
    C’est la quatrième œuvre littéraire donnée à cette grande maison d’édition après le roman «Imqar», celui portant le titre de «L’élégie du froid» ainsi que l’essai publié en 2002 avec pour titre «Cheikh El Hasnaoui, la voix de l’exil.» La directrice de la publication chez Chihab éditions, Mme Yasmine Belkacem, convie les lecteurs à une autre rencontre littéraire qui aura lieu dans quinze jours.

     

     

    L’Expression 

    Tisser des rêves...

    30 Décembre 2009 - Page :

    Par Kaddour M´HAMSADJI

      

    Lorsqu’on croit que la maison à étage est un paradis, tout comme un burnous tissé de fils de laine est un gage d’amour, aucune femme autre que Zaïna ne symbolise l’amante.

    «Si dans L’Amant» (prix Goncourt 1984, réécrit en 1991, sous le titre L’Amant de la Chine du Nord) de Marguerite Duras, l’amour souverain pouvait aller jusqu’à la mort, l’amour pur, absolu, l’amour de l’autre au-delà des saveurs du désir charnel, il est un amour autrement, hors du temps ordinaire et de l’espace naturel, qui touche, qui remue les âmes dans le vivre quotidien et qui déchire terriblement l’histoire d’une vie sous la colonisation...


    Cette autre histoire d’une vie - du reste, sans rapport avec celle que raconte Duras -, ancrée forcément dans l’histoire de notre société, Rachid Mokhtari vient de la publier dans un de ces ouvrages, sans jeu de mot, comme nous les aimons: un roman intitulé L’Amante (*).
    Cet amour n’est pas soudain, n’est pas un coup de foudre. C’est tout simple, sa sève littéraire part des profondes racines de notre terre l’Algérie. Et j’avoue ici que tout ce qui est fort de nos origines et qui les raconte avec les fibres du coeur, c’est-à-dire en Algérien, jaloux de sa terre maternelle, quand elle est belle, quand elle est triste, quand elle pleure, quand elle rit, quand elle peine, quand elle est épanouie, je suis atteint au plus profond de moi-même par un immense bonheur, et je me sens invraisemblablement capable de faire un pied de nez à la «gendelettrerie», comme, en d’autres temps, disait Mauriac, lui parlant de l’Académie Goncourt «qui se recrute principalement - chose incroyable! - parmi les gens de lettres», moi parlant d’une coterie formée dans l’ombre et qui se recrute principalement parmi les «beaux esprits» que l’on présente sans souci dans le magazine, la radio et la télévision. - Oui certes, je pourrais me tromper là-dessus, néanmoins j’observe aussi que beaucoup sont de beaux esprits sans qu’ils obéissent à un ordre, le moins du monde. Laissons cela. Le symbolisme heureux, significatif et dont tant de repères jalonnent le récit de Rachid Mokhtari nous incite à nous mettre, nous également, devant le métier à tisser, mais pas à tisser, plutôt à comprendre le sens de la main tisseuse qui passe délicatement entre la trame et la chaîne. C’est là que commence «Une histoire de famille? Une famille dans l’histoire, plutôt.» La voix-souvenir d’Omar, fils de Mohand Saïd Azraraq, s’introduit dans la narration pour exposer les ressorts de «l’histoire», et l’expliquant ou la relançant. Voilà une technique d’écriture intéressante à verser dans la collection du lecteur averti, mais peut-être aussi pour orienter le lecteur ordinaire.


    D’autres voix se distinguent l’une après l’autre où s’entremêlent comme se présentent la chaîne et la trame du burnous-prétexte, symbolisant le développement du contexte. C’est le thème éternel et complexe de l’amour inaccompli, enfermé entre absence et exil et où «la poétique de la rêverie» chamboule toute logique, et l’effet de sublimation déborde même de l’imaginaire commun. Ainsi le projet d’amour, lié à la confection d’un burnous protecteur, pourrait-il ruiner ce que l’on voudrait extraire d’une doctrine de l’imagination pure. Voilà donc un récit qui fait parler. La tisseuse primordiale, la tisseuse du récit, est Tamzat, une femme-légende. Elle «a traversé le djebel Ouaq Ouaq pour hâter la confection» du burnous-linceul destiné à Omar «Sergent-chef de l’armée française en Indochine.» Elle est venue aider Zaïna la bien-aimée, l’amante d’Omar, à tisser «le burnous de l’amour» dont Omar doit se vêtir le jour de son improbable retour. Or si Omar conscient imagine Tamzat, s’adressant à elle, il a cet aveu: «Je sais, je t’appelle Tamzat mais tu es bien Zaïna, n’est-ce pas? Tamzat est venue du plus loin des lointains te prêter main-forte au tissage du burnous, de mon burnous, mon linceul. J’ai froid. Mon corps est transi du froid bleu de la mort. J’ai tant besoin de tes doigts, de ta laine. Je ne sais combien de siècles tu as cardé. Aussi loin qu’elle pouvait remonter les centenaires de sa vie, Tazazraït, les fils de laine s’enroulent dans sa mémoire, s’y embrouillent. Je suis venu vers toi, Tamzat, après tant d’années et tu es toujours là devant le métier à tisser.»


    Tout au long de ce tissage, le récit se déroule sans cesse, se développe sans cesse, avançant, reculant, se reprenant à la façon d’une suite mélodique qui caractérise une poésie chantée, orchestrée pour un choeur étourdi de ses propres voix. Une famille subit l’Histoire. Mohand Saïd Azraraq, fils de Si Hamou Tahar, après des années d’exil et de pain noir, retourne, aveugle, au pays, en 1946...Il raconte les causes de son départ pour l’exil français, la terrible ghorba...Que deviendra Omar, son enfant unique? Que deviendra la maison et surtout le premier étage de cette maison dont Omar s’est chargé de sa construction pour les beaux yeux de Zaïna?...Souffrance en France au temps de Vichy, souffrance dans les fours et aciéries, souffrance accrue à l’annonce de «la nouvelle macabre du 8 mai 1945»...Quand Mohand Saïd rentre au pays, il a cette douloureuse réflexion: «Au port d’Alger, personne ne m’attendait.» Omar hérite de son père la malédiction de l’exil. Sans revoir Zaïna, il embarque «à bord du bateau Le Kairouan avec le fils de Saïd au début de l’hiver de l’année 1947.» La symbolique du burnous est lancée en ces termes: «Ô, Omar, le malheur pèse sur tes épaules et aucun burnous ne pourra le couvrir, m’entends-tu?» C’est au tour de la belle Zaïna de tisser le vêtement d’espoir et d’amour pour Omar...Tant d’événements extérieurs, entre autres, la guerre d’Indochine, les maquis d’Imaqart, les préjugés sociaux, les malentendus, donnent une forme poignante à l’amour qui vit dans l’aube d’un départ sans soleil, d’un amour qui finit par sombrer dans les ténèbres...En somme, le récit est fait de multiples amours chevillées dans une vraie-fausse identité, figurée par Tamazirt Iâalalen, entre dure réalité et poétique fiction.

     

      
    L’identité mythique de L’Amante

    25 Janvier 2010 

    L’Expression     

     

    Les mythes constituent l’un des principaux référents du roman L’Amante, de l’écrivain et universitaire Rachid Mokhtari, qui a animé une rencontre littéraire, samedi soir, à la librairie Chihab (Alger), éditrice de ce livre. «Il y a une partie très importante du mythe dans mes romans et particulièrement dans L’Amante», a indiqué l’auteur, précisant que le roman «échappe à l’événementiel par les mythes et c’est par eux qu’il transcende l’événement».
    «Le mythe, qui n’est pas seulement une littérature orale mais une vision du monde, transcende aussi les particularités régionales et linguistiques. Les personnages qui se nourrissent des mythes dépassent leur propre identité», a relevé le conférencier qui considère qu’ «il y a du soi dans le mythe».

    «Le mythe, qui peut revêtir plusieurs formes, participe à la mémoire, tout en contribuant à la naissance du roman moderne», selon l’universitaire. «J’ai accordé aussi plus d’importance à l’aspect esthétique, c’est-à-dire à la mise en forme, car je considère que dans le roman l’histoire compte moins que la forme», a affirmé l’écrivain, dont l’oeuvre comporte des passages poétiques et des passages narratifs. «Mais ce que j’ai surtout introduit, ce sont les voix. Il y en a quatre et chacune a un "je" et raconte à sa manière les événements qu’elle vit, qu’elle sent et qu’elle transmet également», a indiqué Rachid Mokhtari, précisant, par ailleurs, que les lieux évoqués sont «imaginaires, intimes, même s’ils ont parfois des ressemblances avec des lieux géographiques réels».

    «Dans l’espace romanesque, ce ne sont pas des lieux géographiques qui sont importants.

    Les lieux romanesques sont des lieux non toponymiques, ni géographiques.

    De Dien Bien Phû à Imaqar, les tissages de l’histoire

    26 Décembre 2009

    Par : Karimène Toubbiya

     

    Ce roman, qui surfe sur quatre générations, mêle la veine fantastique des contes, au récit historique le plus concis. Il y est question d’un burnous printanier de fine laine, tissé par des esprits féminins millénaires, à travers les doigts déliés de Zaïna, jeune fille du village Tamazirt Iâalalen. Ce tissage intemporel est destiné à «Omar l’Indochine», jeune combattant des maquis d’Imaqar qui ne pourra plus le porter que dans l’au-delà.

    Le roman donne la parole aux morts du cimetière de Jedi Salah, visité de plus en plus souvent par leur descendant Hachimi, fils de Omar, jeune sergent-chef de l’armée française qui, contacté par les moudjahidine de son coin natal de Timarzaguine, rejoint les maquis libérateurs après la victoire vietnamienne de Dien Bien Phû. Une bataille historique à laquelle il a survécu par miracle. Devenu résistant à son tour, il est fauché par un hélicoptère de l’armée française avec huit de ses compagnons dans le mausolée de Sidi Ali Ou Thaïr, région où il a été muté pour des raisons disciplinaires. Le beau sergent chef, aux galons étincelants, est enseveli dans une fosse commune et dialogue avec ses ascendants de Jedi Salah, alors que son fils, qu’il n’a pas vu naître, s’essaye à débrouiller l’écheveau compliqué de ses amours. Vaillant combattant, le jeune  martyr a toujours été, selon son propre père Mohand Saïd Azraraq, «une tête brûlée». Une sorte d’être d’exception dérogeant au modèle villageois le plus courant. Ainsi, il n’hésite pas à construire, en prévision du retour de son père, vieil émigré des aciéries de Charenton, une villa moderne à étages qui scandalise les habitants du village et attire les malédictions des ancêtres. Le jeune homme rêve au retour de ce père qui se reposera devant la cheminée, bien  au chaud au cœur des nuits d’hiver. Mais enfin au pays, le vieil ouvrier, qui a travaillé en France sans protection spéciale, perd la vue et a les poumons rongés. Il ne rentre que pour mourir et ne peut profiter de la nouvelle maison que son fils lui a bâtie. L’auteur décrit de manière poignante la honte du vieil émigré qui perd peu à peu la vue au lieu de rentrer triomphant au village natal. Pendant que Tamzat, esprit féminin des métiers à tisser, et Tazazaïrt, sorte d’ogresse à la fois protectrice et maléfique, guide les doigts de la belle Zaïna sur le métier à tisser, un autre tissage s’effectue. Celui de l’histoire. Hachimi, dernier maillon de la filiation, s’acharne à reconstituer la vie de son père. Dans sa complexité dérangeante, quitte à troubler le sommeil des ancêtres, et non à travers le prisme des idéologies étriquées qui font rage depuis l’indépendance. L’ouvrage où parlent plusieurs voix avance grâce à ces tissages parallèles, d’une destinée individuelle et de celle d’un vieux peuple montagnard, attaché à ses traditions et que le malheur visite assidûment. Avec les incursions à Djebel Ouak Ouak (le Vietnam) qui rythment le récit, le roman se dote d’un prolongement international qui montre le hideux visage de la France colonialiste. Son autre visage, tout aussi hideux, est celui de l’exil et de l’exploitation effrénée des ouvriers kabyles réduits à quitter leur terre. L’écriture, volontiers humoristique, tisse, elle, des liens entre Ath Lakhart (ceux de l’au-delà) et le lecteur, dans un présent de la complexité humaine. Un roman à la lecture goûteuse et qui ouvre des pistes nouvelles à l’écriture et à la réflexion.

    Par : Karimène Toubbiya

     

     

    EL KHABAR

    Les mythes, l'un des principaux référents du roman "L'Amante" de Rachid Mokhtari

    ALGER - Les mythes constituent l'un des principaux référents du roman "L'Amante" de l'écrivain et universitaire Rachid Mokhtari qui a animé une rencontre littéraire samedi soir à la librairie Chihab (Alger), éditrice de ce livre. "Il y a une partie très importante du mythe dans mes romans et particulièrement dans "L'Amante", a indiqué l'auteur, précisant que le roman "échappe à l'év&eacut


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