• Culture : EN LIBRAIRIE
    L’AMANTEDE RACHID MOKHTARI
    La maison maudite

     

    Quand Mohand Saïd Azraraq rentre de «Fafa» (France) en 1946, à Tazma Tamazirt Laâlalen, son village natal, il a déjà un pied dans la tombe. Les cuves de l’aciérie de Charenton lui ont ravi les plus belles années de sa jeunesse.
    Les poumons ravagés par les forges mécaniques et à moitié aveugle, Mohand Saïd ne tarde pas à passer de vie à trépas. Outre tombe, il garde un œil sur son village. Son Omar, son fils unique, n’en fait qu’à sa tête. Il possède une grande maison à deux étages que tout le monde lui envie au village. Omar est loin d’être un saint. Il détourne des tonnes de matériaux de construction à l’administration coloniale française. La maison porte en elle quelque chose de maléfique. Elle est damnée. Personne ne supporte d’y rester ! Le fils de Mohand Saïd Azraraq déserte l’armée coloniale pour monter au maquis, prêter main- forte à ses frères d’armes. Son cœur est sens dessus dessous depuis que sa voisine, l’envoûtante Zeïna, l’a transpercé de son regard !
    Sabrinal
    L’Amante de Rachid Mokhtari, éditions Chihab, 2009, 209 pages.

     

     

     

     

     


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  • Boudjedra : « Une tragédie grecque des embarqués de l’histoire »

     

    Dans cet entretien, Boudjedra parle des traumatismes de l’histoire de l’Algérie et des blessures intimes de ses personnages, mis en parallèle dans son roman. Il explique sa démarche littéraire dans l’écriture de Les figuiers de barbarie conçu comme une tragédie grecque.

     

     Entretien réalisé par Rachid Mokhtari

    Dans ce roman, vous menez un parallèle constant entre les traumatismes de l’Histoire – la conquête coloniale, la guerre de Libération, l’Indépendance, Octobre 1988, la décennie rouge – et les traumatismes personnels du narrateur à travers le pathos du père. Pourquoi cette démarche, nouvelle, dans votre œuvre littéraire ? 

    Rachid Boudjedra : Dans deux ou trois de mes romans, j’ai traité de sujets historiques bien précis. Dans Le Vainqueur de coupe, l’attentat de Colombes contre Ali Chekkal ; dans Le Démantèlement, la liquidation de maquis communistes par l’ALN. Tandis que dans ce roman,  j’ai voulu écrire mon propre bilan de mes années dans l’ALN, raconter mon itinéraire avec ce personnage , Omar, ce cousin qui existe dans la réalité, parler de la guerre de libération, de l’indépendance et le bilan de ces gens-là. Leur propre vie, leur destin sans tomber dans le versant historique à mon sens dangereux pour un romancier. J’ai préféré laisser parler les généraux de l’ armée française coloniale, les manchettes de journaux de la période 1830 – 1837 sur la prise de Constantine par Saint Arnaud, ne pas, donc, raconter  cette histoire à travers ses batailles, comme on en voit dans les sagas, les récits épiques ; le texte fonctionne à travers la correspondance de généraux de la conquête ; correspondances entre eux ; entre eux et leur famille et là, l’intime se mêle aux faits.

     

    Le choix de ces correspondances d’officiers de la conquête coloniale est une marque de l’intime…

    Oui, ils parlent à leur famille, à leurs épouses, ils se tutoient entre eux, dans les lettres de Bugeaud à sa famille ou les lettres de Bugeaud à Saint Arnaud. Tout cela se mêle aux lettres de Rac ( Rachid) qu’il envoie à Omar, il y a donc une sorte de parallélisme constant dans ce roman : parallélisme entre l’assassinat de Abane Ramdane par ses propres camarades, commandité par Krim Belkacem que  Boussouf a exécuté en présence de Lakhdar Bentobal et l’ assassinat de Ben M’hidi par Bigeard.

    En parallèle aussi avec les traumatismes familiaux, du père. Y compris le traumatisme sexuel dans la présence des deux jumelles. Ces traumatismes relèvent plus de la « jumellité » que de « parallélisme », à vrai dire.

     

    Fernand Yveton et d’autres condamnés à mort exécutés comme lui en 1957  est donné à lire dans son extrême humanité, intimité. Il n’est pas peint dans son héroïsme, surtout dans ces scènes où il tient sa comptabilité et fait des rêves érotiques. Pourquoi ? 

    Ni dans leur exploit. On pourrait appeler ce roman La condition humaine sans penser à Malraux. Pour eux deux, Omar et le narrateur, leur vie condition humaine n’est pas du tout brillante, comme cette Algérie qui n’arrête pas de souffrir. Fernand Yveton fait des rêves érotiques. C’est normal pour un prisonnier. Tous mes personnages romanesques, même quand ils ont fait des choses héroïques, ils restent malgré tout des êtres humains et je préfère cette humanité chez Yveton qui est de souche populaire , originaire du Clos Salembier. C’est plus émouvant de le voir tenir le carnet de ses dépenses pour prouver à sa femme « Béa » ( Béatrice) qu’elle ne doit pas lui envoyer de l’argent que de lui faire dire des propos du genre « non, je ne regrette rien de mon idéal communiste, etc. »  

     

    Parlons du prétexte narratif. Omar et le narrateur prennent le vol Alger-Constantine dans l’Algérie actuelle ; Constantine est le lieu de destination mais en même temps cadre narratif…

    Oui, j’ai insisté beaucoup plus comme cadre historique. La prise de Constantine par la tentative échouée de Damrémont puis par Saint Arnaud au lieu de me référer à la prise d’Alger qui elle a été facile, rapide alors que la prise de Constantine a duré huit ans. 

     

    En réalité, les deux voyageurs ne se parlent pas. Est-ce la raison pour laquelle  il n’y a pas de dialogues ?

    L’un lit dans le visage de l’autre, ils se connaissent tellement bien qu’ils n’ont pas besoin de parler. Ils s’échangent des bribes de paroles, des bouderies. En une heure de vol, ils passent presque la moitié du temps à se bouder plus et un peu à se parler. Ils se comprennent, ils se sentent. Le narrateur connaît le problème de Omar et il sait qu’il ne peut pas en parler ; Omar sait que l’autre veut le faire parler là dessus. Il y a beaucoup de complicité et de tendresse entre eux. Et une intuition l’un de l’autre.

     

    Omar et le narrateur ont des destins croisés, inversés.  Se complètent-ils ou s’opposent-ils ?

    Ils se complètent, à mon avis. Chacun est déchiré. C’est bien pour cela qu’ils sont foutus, fichus, ils sont célibataires, ils portent en eux une angoisse, une stérilité dans leur propre existence, un ratage total bien que socialement, ils aient réussi leur vie. Ils restent tout de même copains, enfants, avec leur secret, ils sont particuliers. En même temps, à travers eux, c’est le bilan de l’indépendance de l’Algérie, ce qu’elle a réussi, ce qu’elle a raté. Je dirais que c’est le baraquement de l’histoire. Dans chaque famille, il y a des nationalistes, des révolutionnaires de 54 et d’autres pas du tout. Le père de Omar, commissaire divisionnaire était là, avant 54, il est resté à sa place. C’est un personnage passif, qui subit l’histoire  qui finit par l’avoir. Par contre l’un de ses fils, le jeune frère de Omar, il est OAS sans conviction idéologique. L’histoire que je rapporte est vraie.  Comme le père était commissaire divisionnaire à Batna quand la guerre a commencé, ses enfants menaient une vie à l’européenne, avec l’élégance des costumes de l’époque, ce jeune frère de Omar s’était trouvé bien accepté par les pieds noirs riches. De fait, il est rentré là dedans, dans ce milieu, presque naturellement. Il devient ainsi OAS.

     

    Omar n’essaie-t-il pas d’atténuer ce passé familial qui le blesse ?

    Là aussi, il y a un va et vient. L’histoire n’est pas figée. Ce que pense un individu au cours de sa vie change, évolue. A l’indépendance, Omar, réellement médecin, ( moi je me suis inventé la profession d’architecte) ,  était très agressif vis à vis de son père et de son frère. Il me racontait tout cela alors que j’étais à la fac en pleurant, presque. Mais avec le temps, l’âge, il a commencé à évoluer psychologiquement et son attitude vis à vis de son père et de son frère a changé.

     

     Omar est chirurgien, le narrateur architecte. Des professions d’intellectuels qui suggèrent la précision, la méticulosité alors qu’ils sont confrontés au chaos…

    Ils sont dans le chaos total. Il y a un balayage de l’histoire de l’Algérie de ses conquêtes à nos jours, de 2009, au moment de l’écriture du roman, en passant par la révolution d’octobre 1988 et les dix années d’intégrisme que je n’ai pas beaucoup évoquées ; j’y ai consacré plusieurs romans. Je n’en avais pas besoin dans ce roman Il y a en néanmoins de brefs passages sur Kheira l’égorgeuse que je donne à lire comme un cas de folie en psychiatrie. Dans la 4ème de couverture du roman, celle de l’édition Grasset  plus longue que celle de Barzakh, il est fait référence de la décennie du terrorisme.

     

     Vous relevez, dans la lecture de documents de la conquête coloniale, accolé au mot « Enfumades », le terme d’ « Emmurades » ?

    C’est dans les correspondances des généraux de la conquête que j’ai trouvé ce terme d’ « Emmurades ». J’ai consulté le dictionnaire, il n’y est pas alors que le mot « enfumades » est entré dans le dictionnaire français. Ce mot « Emmurades » revient plusieurs fois dans les correspondances entre Bugeaud et Saint Arnaud. Ce terme m’a beaucoup frappé, c’est le seul mot qui est mis en majuscules dans le roman. Mon éditeur a été réticent pour la majuscule de ce mot mais je l’ai maintenue. Il a respecté ce choix.

     

    Le lexique de la littérature coloniale reste encore à découvrir ?

    Absolument, il n’est pas achevé. 

     

    Ce livre a de liens intimes avec Fascination … 

    Absolument. Il tient également un peu de La Répudiation. Mais le rapport est évident avec Fascination. Ces deux romans possèdent  le même décor, la même poétique. J’ai même, en intertexte, mis des passages de Fascination entre guillemets.

     

    C’est votre univers romanesque avec une circulation des personnages et des variantes narratives ?

    On me dit que je me répète, que je raconte la même chose. Pour nous, franchement, c’est la dernière révélation esthétique des quinze dernières années de la littérature moderne. Lisons  Antonio Antunes Lobo, écrivain portugais qui, dans la même page, réécrit trois à quatre lignes. Et que dire de Faulkner ! C’est également ma façon d’écrire.

     

     Ce n’est pas spécifique au romancier. C’est également le propre des peintres, des musiciens…

    Tout à fait. Combien de notes Beethoven ou Mozart répètent en trente secondes ; Picasso dans Guernica de 1937 ou Les Femmes d’Alger dans leur appartement qui est une réécriture de Delacroix de 1955, sont deux toiles qui, dans un intervalle de vingt ans,  révèlent les mêmes angles, toujours aigus.

     

    La métaphore de l’image des Figuiers de barbarie ?

    J’ai appris dans un livre de botanique, en écrivant le roman, que la fleur du figuier de barbarie  est la seule fleur au monde qui donne cinq couleurs ; c’est quasiment un arc en ciel. Ils symbolisent également l’Algérien avec sa fierté, sa beauté, sa gentillesse, c’est un sentimental mais quand on l’agresse, il pique, il devient méchant. Par cette métaphore, j’ai beaucoup pensé  à la peinture de Marcel Gromaire qui a peint après la guerre 14 à laquelle il a participé. Il en a été traumatisé : il a peint de grands ponts avec une sorte de tôles en forme de demi ronds ou de demi rectangles ; j’ai pensé également à Fernand Léger qui lui aussi a été marqué par la guerre 14. Ces figuiers de barbarie participent aussi du subjectif. J’ai beaucoup vécu dans cette ferme de haras que je décris et où mes figuiers de barbarie délimitaient les champs à  Ain Beïda, Batna, Khenchela,  des chaînes de figuiers de barbarie infranchissables.

     

    Sur le plan esthétique, il y a une apposition entre un « je » fragmenté, celui du narrateur et un « il » -Omar au lieu d’une complicité dialogique « je-tu » ?

    Comme vous l’aviez dit au début de cet entretien, il n’y a pas de dialogue entre les deux passagers du vol Alger-Constantine. C’est plus la représentation que se fait le narrateur de Omar. Omar lui est un  peu étranger. Il lui échappe complètement et la fin n’est pas du tout heureuse. Le narrateur a l’impression de l’avoir ébranlé, calmé en quelque sorte de sa culpabilité mais Omar reste tout de même impassible. Le narrateur semble avoir perdu sa salive en vain.

     

    Les passagers de l’avion deviennent-ils des embarqués de l’histoire ?

    Ils sont embarqués malgré eux ; ils sont des voix off , des figurants de l’histoire. Tous les fantômes sont embarqués dans le même espace et dans le même temps. C’est la première fois et j’y ai pensé vraiment, que j’ai écrit selon les principes esthétiques de la tragédie grecque. Ce n’est pas un gros roman, moyen plutôt, l’histoire se déroule dans un lieu clos, certes moderne, mais étroit, étriqué, pendant une heure au lieu des 24h des auteurs grecs évidemment.


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  • Zoom sur un roman La Cité des Roses de Mouloud Feraoun

     

    Conquêtes brouillées

     

    La Cité des roses de Mouloud Feraoun vient de sortir aux éditions Yamcom. Resté à l’état de manuscrit depuis décembre 1958, sa publication, près d’un demi-siècle après,   coïncide avec l’organisation du colloque international commémorant le 45ème anniversaire de l’assassinat de l’écrivain par l’OAS, le 15 mars 1962.  Dans ce roman, l’auteur oppose une histoire d’amour entre un instituteur indigène et une française aux heurts politiques, dans une Algérie à l’aube de son indépendance.

     

     

    Par Rachid Mokhtari

    La trame narrative du roman met en scène deux personnages principaux : l’auteur narrateur, instituteur, fils du bled, contraint à quitter son école de montagne pour la capitale, espérant ainsi échapper aux pressions et sévices de l’armée française. Il est nommé dans une école de la capitale près de laquelle se trouve un bidonville appelé pompeusement La cité des Roses. Il y arrive en 1957 après avoir été arrêté  et torturé par les soldats français. Dans le même temps, une française de souche, Françoise ( et son mari), venue de sa Bretagne natale,  est nommée éducatrice dans cette école de La cité des Roses. Ce nom, poétique, la fait rêver et accroît ses bonnes intentions de servir l’Education, euphorique qu’elle est d’être dans cette école où délivrer l’instruction relève du miracle. Bien que mariés tous les deux, leur relation dépasse vite les rapports professionnels. Ils se vouent une passion où se mêlent leur amour du métier et leur amour réciproque tout court, bien que restés dans les limites de la bienséance. Cette passion amoureuse est donnée à lire par touches suggestives : des propos presque anodins, étouffés, embués de non dits et de puérilité propre à l’idée qu’ils se font de l’éthique et de la retenue qu’impose le cadre dans lequel évolue leur idylle : l’école, la classe, le bureau, la cour de récréation, parmi les élèves mis en second plan.  Est-ce pour autant un simple roman d’amour contrevenant aux règles sociales ? C’est bien là une thématique osée d’un Feraoun qui, dans ses précédents romans – et le parallèle ne peut être établi ici avec La terre et le sang où est présente Marie qui joue un autre rôle dans le contexte de la première émigration kabyle en France – n’a jamais développé de telles relations dans ses personnages ! Il l’eût été si ce n’était le contexte politique dans lequel cette relation secrète évolue entre un instituteur indigène venue de la montagne (de l’Algérie profonde) et Françoise venue, elle aussi de la France profonde, partageant tous les deux un même idéal, pétris par les valeurs républicaines transmises par l’école, le savoir.

     

    Les Fouroulou du bidonville

    Cet amour peut-il seulement s’exprimer alors que la guerre d’Algérie est dans sa phase cruciale dans les années 1957 / 1958, deux dates qui constituent le cadre historique du roman qui est construit sur la chronologie. La première partie qui donne son titre au roman La cité des Roses comprend deux chapitres : L’instituteur et Françoise, un chapitre narratif à souhait dans lequel le narrateur raconte sa fuite du bled, explique les raisons qui l’ont poussé à quitter son école pour rejoindre la capitale. Le récit est simple et rappelle, par bien des aspects, l’écriture du Fils du pauvre. A son arrivée sur les lieux de sa nouvelle école, à Alger, ce qu’il voit n’est pas fait pour éteindre ses craintes qu’il pensait avoir laissées derrière lui : « Non, ce que voyait l’instituteur, c’était un affreux bidonville où l’on devinait le grouillement d’un peuple misérable et hostile qui se drapait dans ses bâches, ses roseaux, ses vieilles planches et ses tôles rouillées comme dans un manteau d’Arlequin et menaçait de ses ordures pour se soustraire à toute curiosité déplacée, à toute sympathie hypocrite. Cette protubérance insolente, accolée aux confins sud du territoire de la commune, se dissimulait aux flancs d’une crête boisée qui domine la baie d’Alger… » Jouant sur ce contraste, le narrateur semble préparer le lecteur à un autre contraste, politique celui-là : « A l’orée du bois, il, existait un centre éducatif pour les enfants du bidonville, lequel sans arrière pensée s’appelait « Cité des Roses » Se peut-il que l’instruction puisse être donnée dans un tel environnement et, de surcroît, dans un contexte de domination coloniale dont la preuve n’est autre que ce bidonville des autochtones ; cette école « française » qui veut s’ouvrir aux enfants du taudis ;  un instituteur indigène qui doit tout à la France coloniale qu’il doit servir, sinon…  Le narrateur parle de lui, cette fois, à la troisième personne : « L’instituteur n’était pas un traître, mais un hybride. Personne n’en voulait plus, il était bon pour le couteau, la mitraillette ou tout au moins la prison. Lui, brièvement, avait choisi la fuite. Il s’en alla sous les huées. Avant de le laisser sortir, les soldats fouillèrent de fond en comble ses bagages et lui prirent quelques livres… » Ni le moral de cet instit, ni l’environnement social de son nouveau poste d’enseignant, encore mois l’année de son arrivée à Alger ne prédisposent à cette histoire d’amour. Sans compter ses lourdes responsabilités familiales ! Il est alors légitime de ne pas prendre à la lettre cette relation avec Françoise ! Et si elle n’était qu’un subterfuge pour illustrer une autre relation, plus prosaïque, L’Algérie et La France à travers un lieu fusionnel que Mouloud Feraoun connaît bien : L’Ecole qui n’est pas à l’abri du conflit : « Chaque jour, la guerre s’infiltrait à l’intérieur de l’école comme une encre rouge et bouseuse dans laquelle il fallait patauger constamment »

     

    La chronologie dément  l’idylle

    La rencontre est le titre  de la deuxième et dernière partie du roman La Cité des Roses. Cette partie est chronologique. Elle est écrite sous la forme d’un journal intime - technique familière à Feraoun - tenu du 12 juillet 1958 jusqu’au 2 janvier 1959,  durant les périodes de vacances scolaires (Les 12 et 17 juillet, les 5, 14 et 23 août, un jour de rentrée le 25 septembre et lors du réveillon le 31 décembre 1958 et le lendemain de la nouvelle année, le 2 janvier 1959). La partie épilogue ( écrite une année après l’achèvement du roman) ne comprend qu’une date, un autre réveillon le 31 décembre 1960). Des dates qui échappent au rythme de la vie scolaire !

    L’apparition de Françoise dans cette deuxième partie se fait par une lettre tant attendue du narrateur. Le lecteur est ainsi  informé qu’elle a quitté l’instit définitivement et le récit s’amorce par un flash-back progressif, un procédé nouveau dans l’écriture de Feraoun : « Ainsi, Françoise s’est décidée à écrire ! Voilà douze jours qu’elle m’a quitté définitivement et je savais qu’elle allait d’abord prendre de longues vacances en métropole avant de rejoindre, le 1er octobre, son nouveau poste, auprès de son mari cette fois. Quoi de plus normal qu’une jeune femme s’embarquant début juillet pour passer trois mois en France, au milieu des siens, dans un petit village de Bretagne ?… » Ce qu’elle lui écrit ? Pas de mots d’amour. Une simple phrase, dans les canons d’une correspondance aux propos insipides mais   chargés de sous-entendus contrastés. Un télégramme sans information. Une impression. Une nostalgie : « Mon ami. Ciel maussade. Votre soleil me manque. Pensées affectueuses. Païen. » De ce dernier mot, le narrateur s’explique : « Voilà. Païen est le pseudonyme que je lui ai proposé un jour pour signer notre histoire. Un pseudonyme commun puisque l’histoire était commune… » Comment alors comprendre le paradoxe apparemment météorologique entre « Ciel maussade » et « Votre soleil » si ce n’est déjà dans l’ordre de la sémantique entre deux climats culturels opposés. L’expression « Mon ami » est teintée de distanciation, d’une familiarité royale.

     

    Françoise n’est pas Marie de La terre et la sang

    Comment alors va évoluer Françoise dans cette école et quels sont les ressorts de cette idylle ? Le narrateur reste évasif sur ce point. Qu’est-ce qui l’attire en elle ? Le physique ? Il n’y a aucune description de cet ordre ? Son dévouement à l’école, à la pratique éducative ? Peut-être. Elle ne voit pas de la même façon la réalité du bidonville où vivent des centaines de Fouroulou ; l’instit le sent et le vit dans ses fibres. Il est des leurs et il en est sorti. Le narrateur insiste beaucoup sur le regard de Françoise, sa tenue scolaire : le port du tablier, le bout de craie entre ses doigts et son éloquence. Parfois, son regard. Sont-ce là des preuves d’amour au sens trivial du terme? La féminité de Françoise est ignorée. Jusqu’aux échanges fugaces, à peine volés au milieu du tumulte des élèves et des regards indiscrets des collègues. Ils ne se touchent pas. Ils se croisent mais ne se rencontrent pas. Ils se serrent, « virilement » la main et c’est à peine si leurs doigts s’effleurent. N’est-elle qu’un être virtuel ? L’objet d’une passion symbolique, un prétexte à un autre rapprochement douloureux ? Une confession à deux voix sans faire pour autant un duo, l’Algérie et la France (le prénom de Françoise est alors tout proche de France, de Française et de ce qu’elle symbolise comme culture et civilisation).

    En tout cas, le narrateur sème la confusion sur l’existence réelle de Françoise : « Je ne voulais pas qu’on prenne au pied de la lettre cette discussion avec Françoise. Peut-être n’eut-elle jamais lieu, véritablement (…) Ce qui nous importait à l’un et à l’autre était de nous retrouver à chaque instant côte à côte et de laisser nos cœurs s’égarer ensemble, secrètement loin de nos propos graves ou futiles » Le narrateur se fait encore plus déroutant en écrivant quelques lignes plus loin : « Aujourd’hui, seul, dans mon bureau où, dès le début des vacances, j’essaie de la recréer et de l’enfermer à l’intérieur de ce cahier, entouré de mes bouquins et n’ayant que ses pauvres souvenirs, détachés d’elle comme par mégarde : les cheveux, le bout de carie, la petite blouse,  dois-je avouer qu’elle devient de plus en plus insaisissable, que parfois il m’arrive de broder, de mêler des bouts de scènes, de trahir l’ordre chronologique des faits et des paroles, en somme d’écrire un roman… » Ecrire le roman qu’il a promis à Françoise. Est-ce cela cette passion ? Une écriture qui tente une fusion pulsionnelle, dangereuse (les deux amants virtuels sont mariés, ayant chacun des attaches sociales, culturelles, généalogiques) et ils ne comptent pas bouleverser cet ordre. Ils gardent leur amour au secret et ont même peur d’être pris au dépourvu.

    C’est que, à aucun moment de cette relation qui est contenue par chacun des partenaires, le lecteur n’est emporté comme dans des histoires de roman d’amour classique. Les pages décrivant cette relation sont ardues à lire et le lecteur peine à suivre son évolution et surtout son aboutissement. Est-ce l’environnement scolaire ou le contexte politique qui la réprime ? Le lecteur a l’impression que le narrateur se joue de lui. C’est au moment où il l’entraîne dans un corps à corps amoureux qu’il se retrouve dans un corps à corps politique. L’année 1958 n’est pas un cadre historique banal, mais hautement significative du point de vue politique. Et cette pseudo-relation amoureuse évolue dans ce cadre politique. Au point où les éléments subjectifs  ( de cette relation interdite) et les données politiques se confondent, s’entrecroisent et sont parfois mis dans un rapport de péril : « Deux jours déjà, depuis de coup de téléphone ! Demain, 28 septembre, Référendum. La campagne pour le « oui » tonitruante et sûre d’elle-même a réduit les musulmans au silence (…) Non, ma chérie, je n’ai pas rêvé. Hier et avant hier mon sommeil fut troublé mais non par ton image. IL le sera aussi cette nuit. Des bureaux de vote sont installés à la cité. A chaque instant, je suis sollicité par les fonctionnaires de la mairie. Monsieur le directeur par-ci, monsieur le directeur par-là. Aujourd’hui, on m’envoie les paras pour perquisitionner. Ils ont ouvert les placards, fouillé les poêles, les casiers, les coins et les recoins. Cela a duré deux heures. Puis on m’a demandé toutes les clés du centre qui est donc occupé jusqu’à demain soir. J’ai pu remarquer que l’on s’adressait plus souvent à Nénette ( la concierge) qu’à moi-même, qu’elle inspirait plus d’estime que moi (…) Je crois que tu vas me sauver de ce vain mépris qu’affichent malgré eux les hommes de ta race… »

     

    Une petite histoire d’amour face à l’Histoire politique

    Tout y est dit. Le lecteur comprend la confiance que place le narrateur en Françoise. Dans le même temps, il lui avoue que ce n’est pas elle qui l’occupe et le préoccupe. Mais son pays. L’objet de pression dont il est l’objet de la part des paras ( encore eux !) Cet aveu est de taille ; il va conférer une autre tournure au roman. La relation entre l’instit et Françoise évolue en même temps que s’envenime la situation politique.  Alors que l’instit se dirige vers la maison de Françoise, il est témoin d’un attentat « terroriste » près de chez elle. Malgré l’horreur, il continue son chemin et sonne à la porte de Françoise le 2 janvier 1959 et il lui tient des propos enflammés : « Ton corps, ta bouche, tes yeux, tout. Il le faut, Françoise. Je te le demande, c’est cela ? » Et, elle de répondre au conditionnel : « Oui, c’est cela. Moi aussi, je voudrais être à toi, toute. Ce serait bien, je crois… ». Françoise a quitté l’Algérie. Définitivement.

    C’est autre Feraoun qui se révèle dans ce roman. Proche du Journal, l’écrivain fait montre d’une écriture engagée ; il y exprime sans ambages ses prises de position politiques en faveur de l’indépendance de son pays en soulignant avec force de détails, dans le discours romanesque, les vaines promesses du « miracle algérien » comme du « miracle » de cet amour « mixte » voué à l’échec malgré les atomes crochus à tous les niveaux culturels qui eussent permis le rapprochement. Au terme du récit, Françoise lui offre sa bouche. Mais l’embrasse – t – il ? Le narrateur le suggère, sans plus.

     

    Le parjure de l’Ecole

    Sur le plan purement esthétique, Mouloud Feraoun fait évoluer ses personnages dans l’enceinte de l’école de laquelle ils ne sortent pas. Par contre, la guerre qui y entre avec les paras. Des quatre personnages – l’instituteur, Françoise, M.G et le directeur qui finira pas partir ( il sera remplacé par l’instit !), seule Françoise a un nom propre. Le « héros » possède deux énonciations : le « je » et le « il » et s’adresse à Françoise de vive voix ou par le truchement de « carnets rouges ». Bien que réunis dans le seul but d’enseigner, ils sont tiraillés. L’instit a fui la petite école de montagne ; Françoise a quitté sa Bretagne au « ciel maussade » ; M.G est un pied noir natif d’Algérie et le directeur ne jouant qu’un rôle effacé dans les tensions qui agitent le trio : l’indigène, la française et le pied-noir, représentatifs du contexte socioculturel de l’Algérie de cette période. Françoise attend de l’instit une déclaration d’amour et subit les attaques de M.G qu’elle trouve pourtant assez séducteur. Dans ce microcosme scolaire, la cour de récréation et le bureau du directeur, le lecteur devient le spectateur d’une pièce de théâtre où tous les ingrédients du problème algérien sont réunis.  Dans une atmosphère d’angoisse, de heurts, de tiraillements. Ce n’est qu’aux dernières pages du roman que l’instit sort de l’école pour rejoindre Françoise chez elle, hors du cadre scolaire. Il assiste, chemin faisant à un attentat « terroriste » et, curieusement,  sa relation avec Françoise devient quelque peu charnelle.

    L’école, dans Le Fils du pauvre, est un espace conquis de haute lutte ; en revanche, ici, dans La Cité des Roses, cette même école devient une scène théâtrale où ni les élèves, ni l’instruction, encore moins le savoir ne sont mis au premier plan. Le devenir politique de l’Algérie en cette année du référendum ne concède aucune place à la pédagogie. C’est là que Feraoun a précisément changé dans le traitement romanesque de l’école qui n’est en fait qu’un décor devant les réalités sordides du bidonville et face aux leurres du « miracle algérien ». 

    La publication de La cité des Roses relancera sans nul doute la recherche sur l’œuvre romanesque de Mouloud Feraoun, notamment sur la relation entre son écriture et l’engagement politique. Le colloque prévu ce 15 mars mettra au centre des préoccupations des chercheurs qui se sont penchés sur son œuvre ce roman écrit quatre années avant son assassinat qu’il pressentait dans ce roman malgré sa foi dans un rapprochement entre les deux pays. Françoise n’est pas une pied-noir. Elle n’est pas concernée par la guerre. Sans la condamner pour autant, elle l’ignore. M.G, un instituteur  pied –noir, proche des paras et des thèses de l’Algérie française, ne cesse de la harceler et ne comprend pas qu’elle puisse s’amouracher d’un  instit indigène ! Deux français bien différents !

    L’originalité de ce roman, du point de vue esthétique est qu’il est écrit sur deux tons qui, à mesure de leur évolution, se neutralisent : le prétexte d’une idylle amoureuse pour, par son truchement, exposer et affirmer des idées et des engagements politiques. Une petite histoire d’amour qui se superpose à la grande Histoire politique du pays.

     


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