• Rachid Boudjedra Les embarqués de l'Histoire

    Boudjedra : « Une tragédie grecque des embarqués de l’histoire »

     

    Dans cet entretien, Boudjedra parle des traumatismes de l’histoire de l’Algérie et des blessures intimes de ses personnages, mis en parallèle dans son roman. Il explique sa démarche littéraire dans l’écriture de Les figuiers de barbarie conçu comme une tragédie grecque.

     

     Entretien réalisé par Rachid Mokhtari

    Dans ce roman, vous menez un parallèle constant entre les traumatismes de l’Histoire – la conquête coloniale, la guerre de Libération, l’Indépendance, Octobre 1988, la décennie rouge – et les traumatismes personnels du narrateur à travers le pathos du père. Pourquoi cette démarche, nouvelle, dans votre œuvre littéraire ? 

    Rachid Boudjedra : Dans deux ou trois de mes romans, j’ai traité de sujets historiques bien précis. Dans Le Vainqueur de coupe, l’attentat de Colombes contre Ali Chekkal ; dans Le Démantèlement, la liquidation de maquis communistes par l’ALN. Tandis que dans ce roman,  j’ai voulu écrire mon propre bilan de mes années dans l’ALN, raconter mon itinéraire avec ce personnage , Omar, ce cousin qui existe dans la réalité, parler de la guerre de libération, de l’indépendance et le bilan de ces gens-là. Leur propre vie, leur destin sans tomber dans le versant historique à mon sens dangereux pour un romancier. J’ai préféré laisser parler les généraux de l’ armée française coloniale, les manchettes de journaux de la période 1830 – 1837 sur la prise de Constantine par Saint Arnaud, ne pas, donc, raconter  cette histoire à travers ses batailles, comme on en voit dans les sagas, les récits épiques ; le texte fonctionne à travers la correspondance de généraux de la conquête ; correspondances entre eux ; entre eux et leur famille et là, l’intime se mêle aux faits.

     

    Le choix de ces correspondances d’officiers de la conquête coloniale est une marque de l’intime…

    Oui, ils parlent à leur famille, à leurs épouses, ils se tutoient entre eux, dans les lettres de Bugeaud à sa famille ou les lettres de Bugeaud à Saint Arnaud. Tout cela se mêle aux lettres de Rac ( Rachid) qu’il envoie à Omar, il y a donc une sorte de parallélisme constant dans ce roman : parallélisme entre l’assassinat de Abane Ramdane par ses propres camarades, commandité par Krim Belkacem que  Boussouf a exécuté en présence de Lakhdar Bentobal et l’ assassinat de Ben M’hidi par Bigeard.

    En parallèle aussi avec les traumatismes familiaux, du père. Y compris le traumatisme sexuel dans la présence des deux jumelles. Ces traumatismes relèvent plus de la « jumellité » que de « parallélisme », à vrai dire.

     

    Fernand Yveton et d’autres condamnés à mort exécutés comme lui en 1957  est donné à lire dans son extrême humanité, intimité. Il n’est pas peint dans son héroïsme, surtout dans ces scènes où il tient sa comptabilité et fait des rêves érotiques. Pourquoi ? 

    Ni dans leur exploit. On pourrait appeler ce roman La condition humaine sans penser à Malraux. Pour eux deux, Omar et le narrateur, leur vie condition humaine n’est pas du tout brillante, comme cette Algérie qui n’arrête pas de souffrir. Fernand Yveton fait des rêves érotiques. C’est normal pour un prisonnier. Tous mes personnages romanesques, même quand ils ont fait des choses héroïques, ils restent malgré tout des êtres humains et je préfère cette humanité chez Yveton qui est de souche populaire , originaire du Clos Salembier. C’est plus émouvant de le voir tenir le carnet de ses dépenses pour prouver à sa femme « Béa » ( Béatrice) qu’elle ne doit pas lui envoyer de l’argent que de lui faire dire des propos du genre « non, je ne regrette rien de mon idéal communiste, etc. »  

     

    Parlons du prétexte narratif. Omar et le narrateur prennent le vol Alger-Constantine dans l’Algérie actuelle ; Constantine est le lieu de destination mais en même temps cadre narratif…

    Oui, j’ai insisté beaucoup plus comme cadre historique. La prise de Constantine par la tentative échouée de Damrémont puis par Saint Arnaud au lieu de me référer à la prise d’Alger qui elle a été facile, rapide alors que la prise de Constantine a duré huit ans. 

     

    En réalité, les deux voyageurs ne se parlent pas. Est-ce la raison pour laquelle  il n’y a pas de dialogues ?

    L’un lit dans le visage de l’autre, ils se connaissent tellement bien qu’ils n’ont pas besoin de parler. Ils s’échangent des bribes de paroles, des bouderies. En une heure de vol, ils passent presque la moitié du temps à se bouder plus et un peu à se parler. Ils se comprennent, ils se sentent. Le narrateur connaît le problème de Omar et il sait qu’il ne peut pas en parler ; Omar sait que l’autre veut le faire parler là dessus. Il y a beaucoup de complicité et de tendresse entre eux. Et une intuition l’un de l’autre.

     

    Omar et le narrateur ont des destins croisés, inversés.  Se complètent-ils ou s’opposent-ils ?

    Ils se complètent, à mon avis. Chacun est déchiré. C’est bien pour cela qu’ils sont foutus, fichus, ils sont célibataires, ils portent en eux une angoisse, une stérilité dans leur propre existence, un ratage total bien que socialement, ils aient réussi leur vie. Ils restent tout de même copains, enfants, avec leur secret, ils sont particuliers. En même temps, à travers eux, c’est le bilan de l’indépendance de l’Algérie, ce qu’elle a réussi, ce qu’elle a raté. Je dirais que c’est le baraquement de l’histoire. Dans chaque famille, il y a des nationalistes, des révolutionnaires de 54 et d’autres pas du tout. Le père de Omar, commissaire divisionnaire était là, avant 54, il est resté à sa place. C’est un personnage passif, qui subit l’histoire  qui finit par l’avoir. Par contre l’un de ses fils, le jeune frère de Omar, il est OAS sans conviction idéologique. L’histoire que je rapporte est vraie.  Comme le père était commissaire divisionnaire à Batna quand la guerre a commencé, ses enfants menaient une vie à l’européenne, avec l’élégance des costumes de l’époque, ce jeune frère de Omar s’était trouvé bien accepté par les pieds noirs riches. De fait, il est rentré là dedans, dans ce milieu, presque naturellement. Il devient ainsi OAS.

     

    Omar n’essaie-t-il pas d’atténuer ce passé familial qui le blesse ?

    Là aussi, il y a un va et vient. L’histoire n’est pas figée. Ce que pense un individu au cours de sa vie change, évolue. A l’indépendance, Omar, réellement médecin, ( moi je me suis inventé la profession d’architecte) ,  était très agressif vis à vis de son père et de son frère. Il me racontait tout cela alors que j’étais à la fac en pleurant, presque. Mais avec le temps, l’âge, il a commencé à évoluer psychologiquement et son attitude vis à vis de son père et de son frère a changé.

     

     Omar est chirurgien, le narrateur architecte. Des professions d’intellectuels qui suggèrent la précision, la méticulosité alors qu’ils sont confrontés au chaos…

    Ils sont dans le chaos total. Il y a un balayage de l’histoire de l’Algérie de ses conquêtes à nos jours, de 2009, au moment de l’écriture du roman, en passant par la révolution d’octobre 1988 et les dix années d’intégrisme que je n’ai pas beaucoup évoquées ; j’y ai consacré plusieurs romans. Je n’en avais pas besoin dans ce roman Il y a en néanmoins de brefs passages sur Kheira l’égorgeuse que je donne à lire comme un cas de folie en psychiatrie. Dans la 4ème de couverture du roman, celle de l’édition Grasset  plus longue que celle de Barzakh, il est fait référence de la décennie du terrorisme.

     

     Vous relevez, dans la lecture de documents de la conquête coloniale, accolé au mot « Enfumades », le terme d’ « Emmurades » ?

    C’est dans les correspondances des généraux de la conquête que j’ai trouvé ce terme d’ « Emmurades ». J’ai consulté le dictionnaire, il n’y est pas alors que le mot « enfumades » est entré dans le dictionnaire français. Ce mot « Emmurades » revient plusieurs fois dans les correspondances entre Bugeaud et Saint Arnaud. Ce terme m’a beaucoup frappé, c’est le seul mot qui est mis en majuscules dans le roman. Mon éditeur a été réticent pour la majuscule de ce mot mais je l’ai maintenue. Il a respecté ce choix.

     

    Le lexique de la littérature coloniale reste encore à découvrir ?

    Absolument, il n’est pas achevé. 

     

    Ce livre a de liens intimes avec Fascination … 

    Absolument. Il tient également un peu de La Répudiation. Mais le rapport est évident avec Fascination. Ces deux romans possèdent  le même décor, la même poétique. J’ai même, en intertexte, mis des passages de Fascination entre guillemets.

     

    C’est votre univers romanesque avec une circulation des personnages et des variantes narratives ?

    On me dit que je me répète, que je raconte la même chose. Pour nous, franchement, c’est la dernière révélation esthétique des quinze dernières années de la littérature moderne. Lisons  Antonio Antunes Lobo, écrivain portugais qui, dans la même page, réécrit trois à quatre lignes. Et que dire de Faulkner ! C’est également ma façon d’écrire.

     

     Ce n’est pas spécifique au romancier. C’est également le propre des peintres, des musiciens…

    Tout à fait. Combien de notes Beethoven ou Mozart répètent en trente secondes ; Picasso dans Guernica de 1937 ou Les Femmes d’Alger dans leur appartement qui est une réécriture de Delacroix de 1955, sont deux toiles qui, dans un intervalle de vingt ans,  révèlent les mêmes angles, toujours aigus.

     

    La métaphore de l’image des Figuiers de barbarie ?

    J’ai appris dans un livre de botanique, en écrivant le roman, que la fleur du figuier de barbarie  est la seule fleur au monde qui donne cinq couleurs ; c’est quasiment un arc en ciel. Ils symbolisent également l’Algérien avec sa fierté, sa beauté, sa gentillesse, c’est un sentimental mais quand on l’agresse, il pique, il devient méchant. Par cette métaphore, j’ai beaucoup pensé  à la peinture de Marcel Gromaire qui a peint après la guerre 14 à laquelle il a participé. Il en a été traumatisé : il a peint de grands ponts avec une sorte de tôles en forme de demi ronds ou de demi rectangles ; j’ai pensé également à Fernand Léger qui lui aussi a été marqué par la guerre 14. Ces figuiers de barbarie participent aussi du subjectif. J’ai beaucoup vécu dans cette ferme de haras que je décris et où mes figuiers de barbarie délimitaient les champs à  Ain Beïda, Batna, Khenchela,  des chaînes de figuiers de barbarie infranchissables.

     

    Sur le plan esthétique, il y a une apposition entre un « je » fragmenté, celui du narrateur et un « il » -Omar au lieu d’une complicité dialogique « je-tu » ?

    Comme vous l’aviez dit au début de cet entretien, il n’y a pas de dialogue entre les deux passagers du vol Alger-Constantine. C’est plus la représentation que se fait le narrateur de Omar. Omar lui est un  peu étranger. Il lui échappe complètement et la fin n’est pas du tout heureuse. Le narrateur a l’impression de l’avoir ébranlé, calmé en quelque sorte de sa culpabilité mais Omar reste tout de même impassible. Le narrateur semble avoir perdu sa salive en vain.

     

    Les passagers de l’avion deviennent-ils des embarqués de l’histoire ?

    Ils sont embarqués malgré eux ; ils sont des voix off , des figurants de l’histoire. Tous les fantômes sont embarqués dans le même espace et dans le même temps. C’est la première fois et j’y ai pensé vraiment, que j’ai écrit selon les principes esthétiques de la tragédie grecque. Ce n’est pas un gros roman, moyen plutôt, l’histoire se déroule dans un lieu clos, certes moderne, mais étroit, étriqué, pendant une heure au lieu des 24h des auteurs grecs évidemment.


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