• L'amante sur Infosoir et bonnes feuilles sur el Watan

    INFOSOIR Arts et Culture Edition du 17/2/2010

    Livre / «L’Amante»
    A la rencontre des mythes ancestraux
    Par : Yacine Idjer


    Ecriture n L’Amante est une nouvelle publication des éditions Chihab. C’est un roman écrit par Rachid Mokhtari.

    Le roman s’étale dans une écriture conjuguant le fantastique et l’historique. Il est l’imbrication de plusieurs situations, un enchaînement de paroles et d’histoires, de guerre et d’amour, le tout se faisant dans un mélange de contes et de récits.
    Le livre se présente comme un métier à tisser, où se font et défont les destins et où se tissent diverses histoires les unes proches des autres.
    L’Amante est l’histoire d’une vie, d’une seule vie, mais de plusieurs expériences personnelles, d’itinéraires qui se croisent et s’entrecroisent, de destinées qui s’échouent sur les rives de l’existence humaine.
    Un roman en fait qui se construit sur la base de ces voix multiples qui le peuplent et s’y font entendre – même de l’au-delà.
    A travers ces voix plurielles, voire ces tissages parallèles, l’auteur raconte un peuple, son histoire et ses traditions, ses tourments et ses espoirs, ses rêves et ses déceptions, les affres de l’exil comme ceux de la colonisation. Le tout est dit dans une écriture qui restitue la culture populaire et qui la transforme en une dynamique créatrice. Ainsi, l’auteur, Rachid Mokhtari, trace une piste nouvelle de l’écriture, écriture faisant appel à l’histoire et au mythe – les mythes constituent d’ailleurs l'un des principaux référents du roman. Ils sont les éléments fondateurs de son écriture qui, elle, se veut une réflexion sur la manière de construire l’imaginaire littéraire sur des symboles et des images, c’est-à-dire sur les croyances ancestrales qui nourrissent l’espace romanesque et fécondent son écriture – elle aussi se transforme en un mythe en soi.
    Ainsi, le roman se nourrit des légendes et des rites ancestraux, il se construit autour et sur le patrimoine immatériel. Il est ancré dans cette oralité, véhicule de légendes et de contes, donc de l’identité et de la mémoire collective. Et c’est sur ce principe – le même utilisé dans la construction de mythes – que le roman est mis en espace et ses personnages en situation.
    Le roman devient alors un mythe en soi. On n’est plus dans l’historique ou l’événementiel, mais plutôt dans le rêve et l’imaginaire, dans un univers que l’auteur nous fait découvrir dans sa beauté et sa poésie. L’auteur accorde dans son roman plus d’importance à l’aspect esthétique qu’au contenu, car, selon lui, «l’histoire compte moins que la forme», explique Rachid Mokhtari. Il y a effectivement un intérêt particulier pour la mise en forme des mythes, et cela par le travail de l’écriture littéraire.
    L’on est dans la poétique de l’écriture. Cela revient à dire que l’on est dans l’intimité de l’écriture elle-même.
    L’écriture par laquelle se dévoile l’auteur et qui contribue à la mise en forme de la mémoire, est saisissante, franche et immédiate, elle est une autre manière d’appréhender la réalité, de saisir et d’interroger l’Histoire.
    L’Amante rénove et nourrit l’imaginaire comme la sensibilité littéraire algérienne, il ouvre une piste nouvelle – si ce ne sont pas plusieurs – à la composition et à l’écriture, neuve et fraîche. C’est un roman moderne où les mythes tiennent une place privilégiée. Survivances de l’oralité, ces référents culturels et ces mythes sont bien plus que cela, ils sont, selon l’auteur, «des éléments constitutifs de notre perception du monde moderne».

    Y.I.

     

     

     

     

    EL WATAN DU 27 FEVRIER 2010  Extrait

    Roman de Rachid Mokhtari : L’amante

    Je m’appelle Si Mohand Saïd Azraraq. J’ai le teint clair et les yeux bleu ciel. J’ai longtemps nourri les forges de Charenton où je fus recruté dès mon arrivée en France en 1916. J’avais quinze ans.

     

    Mes pupilles en avaient souffert car je perdis la vue l’année même de mon retour de França en 1946. Si ce n’était que cela, je me serais résigné à mes souvenirs, à sentir de tout mon être Tamazirt Iaâlalen. Mais, voilà, la pourriture des cantonnements, les heures glaciales des levers orphelins dans la désolation de hangars lugubres où des monstres de fer broyaient, crachaient le métal sans répit ni relâche, toute cette calamité crasseuse, je les avais en moi, dans des quintes de toux tenaces, sèches et convulsives qui perforaient de jour en jour mes poumons. J’avais un pied à Tamazirt Iaâlalen et un autre à Jedi Salah, le cimetière où reposent mes aïeux.

    (…)La traversée ! La dernière, l’ultime ! Pas un jour de plus ! Paris était toujours en fête et en sang. Les anciens vichystes étaient fusillés ou pendus en pleine rue. Les résistants défilaient, mais ils se méfiaient de nous, étrangers des colonies. Pourtant Hadj Messali a refusé à Hitler sa demande de renforts ! Nous avions appris le massacre ! Ce fut la consternation dans un Paris euphorique. La nouvelle, macabre, du 8 mai 1945 remplit de colère les fours et cuves des aciéries. Nous allâmes aux nouvelles dans les cafés de nos compatriotes. Des Sétifiens qui servaient encore dans l’armée française jetèrent leur uniforme, arrachèrent leurs décorations et décidèrent de rentrer au pays.

    Des Kabyles de Kherrata, ouvriers de Renault, tentèrent en vain de dénoncer le massacre commis par ceux qui ont résisté contre Hitler, en arrêtant la cadence du travail sur la chaîne des essieux. Ils furent licenciés et bastonnés par la police alertée par les surveillants. L’arc de Triomphe nous injuriait du haut de sa splendeur. C’était dans ce désordre de l’Histoire que j’appris que mon fils Omar était soupçonné par les villageois de commercer avec les autorités. J’ai entendu dire qu’il fréquentait le mess de la caserne du chef-lieu communal d’Imaqar et qu’un soir nos voisins l’avaient vu descendre d’une jeep, accompagné par son patron américain et d’un officier français.

    A ce prix, dis-je à Saïd, je préfère encore mourir, grillé dans une cuve plutôt que de mettre le pied dans cette nouvelle habitation de la honte, qui ne sent rien. Ni le bétail, ni les ancêtres ! Un bâti sans âme. Un hôpital sans doute. Comment pourrais-je y mourir, dis-moi Saïd ? Des murs de briques, de ciment, de ferraille. Rien qui soit de terre, de cette bonne terre de Tamazirt Iaâlalen ! Je m’en souviens, chaque été, ma mère, Ouzna, repeignait à la chaux avec un balai de fortune les murs en pisé de notre vieille maison. Dieu ! du baume au cœur ! Mais le blanc ne tenait pas. La chèvre s’y frottait les flancs et l’hiver, la fumée du brasero l’assombrissait. Une cheminée ? Tiens donc. Comment pourrais-je m’asseoir à proximité sans appui à mon dos. Je suis sûr qu’elle me rappellera les cuves de Charenton.

    (…) Oui, mon père a connu Si Hamou Tahar. Il était vénéré de la population pour son savoir. Il a étudié « aller-retour » le Coran dans la prestigieuse Timaâmart de Sidi Mansour avant de suivre les Tolbas à Béjaïa où il est resté, selon les souvenirs de mon propre père, plusieurs années pour l’amour d’une femme de la Vallée de Sidi Aïch. Mais, il ne put tenir longtemps loin de Tamazirt Iaâlalen qu’il aimait plus que tout. Des cavaliers turcs, qui s’étaient installés dans la plaine Amraoua, venaient le consulter pour des affaires de jurisprudence car ils avaient fort affaire aux populations irrédentes des Iflissen qui résistaient à la dépossession de leurs riches terres de la plaine arrosée par l’oued Sébaou. Quand Si Hamou Tahar sut l’injustice, il alla lui même à Iflissen exprimer sa solidarité aux populations. Mon père, sur ce point, était affirmatif. Si Hamou Tahar fut l’un des premiers signataires de la pétition adressée au Dey d’Alger dans laquelle les confédérations des douze tribus les plus puissantes de la région refusèrent aux Turcs le droit de passage sur leur territoire pour aller à Yakouren ramener du chêne-liège dont ils avaient besoin pour leur flotte. Bois ton café, il refroidit.

    (…) Les travaux de construction ne m’ont pas permis de faire provision de bois comme je le faisais chaque année avec ma mère, dès l’approche de l’automne. Nous partions tôt le matin à Izougrane, propriété la plus proche avant Timarzaguine, située à deux kilomètres environ à l’est du village, à quelque cent pas du cimetière où repose notre ancêtre, Jedi Salah. Le champ, tout en pente, comptait quatre oliviers et deux frênes qui nous pourvoyaient en belles bûches et brindilles. C’était ma mère qui transportait sur sa tête les fagots de bois. Le bois de frêne ne prend pas vite. Il dégage beaucoup de fumée bien avant que les premières flammes ne jaillissent sous les brindilles aspergées de pétrole. Nous vécûmes les deux premières années grâce à de menus travaux. Nous nous improvisâmes marchands de tapis auprès des compatriotes de Fort National rompus dans ce genre de commerce.

    (…) Zaïna n’aurait pu m’aimer sans ma tenue estivale de Diên Biên Phu. Une chemise à manches courtes, un beau galon blanc accroché à mon épaulette gauche, un front dégagé et un sourire figé, comme je l’ai maintenant dans ma tombe ; ce n’est pas vraiment la mienne, une fosse plutôt. Nous sommes à neuf, serrés les uns contre les autres, blessures contre blessures, os contre os. Abattus d’une rafale de mitraillette par mes anciens chefs de Diên Biên Phu. Ils n’avaient pas admis qu’un indigène du 7e RTA, décoré pour sa bravoure par le général de Lattre lui-même, changeât de camp et pisse sur la gamelle de la France nourricière. Mais à quoi bon raconter tout cela ? Dis-moi Zaïna, où as-tu mis ton œuvre d’art, ce burnous printanier qui t’allait à ravir le jour de mes noces décidées sur un coup de foudre ?

    (…) Mais laissez-moi donc tranquille, savourer l’éternité dans l’au-delà. Il ne se passe pas un jour sans que tu viennes perturber mon repos du youm el qiyama. Je me plaindrai à Tazazraït ! Petit fils, ton père se vide de son sang. Il a la poitrine trouée de balles. Tu me forces à quitter ma tombe et à revenir à Tamazirt Iaâlalen tombée en déshérence. Alors, arrête, ne lui donne plus la parole pour te raconter ses basses besognes. Un déserteur de l’armée française et un égorgeur du maquis ! Je sais, je n’ai pas vécu ces événements mais le mort a toujours son double, c’est comme si j’y étais. Que te dire, petit-fils, j’avoue ! J’aimais Zaïna, même si par moments elle me nargue par son indécente beauté dont je mesure l’attrait sur mon fils ; je l’avais adoptée comme ma propre fille. Tu sais, elle vient souvent à Jedi Salah aux heures matinales des ablutions. Les Aït Lakhart avaient pris l’habitude de l’attendre pour écouter ses récits, ses tourments, ses chroniques de guerre. Oui, Zaïna ne cessait de poser des questions sur le Vietnam, la lointaine contrée de ce djebel Ouaq Ouaq. Elle voulait savoir où et comment il s’était photographié. Qui regardait-il de ses grands yeux ? Où est-il maintenant ? Il commande des maquisards ? Les soldats le recherchent partout, ma fille. Ne pose pas ce genre de questions et garde tout ce que je te dis pour toi.

    (…) L’aube s’était levée sur nos corps enlacés, sur nos chuchotements oublieux du danger qui guettait au-dessus de nos têtes. La lueur du jour s’infiltra dans la cache. Nous entendîmes distinctement les ordres de soldats qui fouillaient Tamazirt. Un halftrack fit rugir son moteur. Des portes claquèrent. Je crus entendre celles de ma maison. Moi, j’enlaçais Zaïna et m’enivrais de ses seins laiteux. Nous entendîmes des pas de bottes dans la courette de la maison. Ils crissaient sur la terre mouillée au-dessus de nos têtes. Y’a rien Bernard, je te dis. Paul, reviens, c’est une fausse alerte, allons continuer la fête au mess ! Les soldats défoncèrent les deux portes. Je relevais la couverture de laine sur nos corps et Zaïna me chuchota à l’oreille : je te tisse un burnous qu’aucun homme n’a porté. Je le finirai avant le printemps. Il te protégera car le métier à tisser porte ta bénédiction. Dans chacun de ses fils, j’ai mis toutes les veines de mon coeur. Oui, si Dieu veut, tu le porteras avant la naissance du printemps. (…)

    (…)Située au village d’Imaqar, lieu et titre du précédent roman de Rachid Mokhtari, L’amante est une histoire d’amour au temps de la Révolution. Un récit à plusieurs voix, captivant et peuplé de personnages rongés par l’Histoire, la morale et le désir. Son écriture attachante marque la maturité d’un écrivain sensible.

    Edition Chihab, Alger, octobre 2009. 210 p.

     


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