• CES ROMANS QUI MALMENENT L'HISTOIRE

    Polémiques

     

    Quand les romans malmènent l’Histoire

     

    Les derniers romans parus ces deux dernières années, de Anouar Benmalek, Yasmina Khadra, Boualem Sansal et de Rachid Boudjedra ont suscité de vives polémiques quant à leur traitement de faits historiques de la guerre de Libération. Le roman devient-il objet de suspicion au moment où les espaces réservés à la promotion du livre, les librairies, se rétrécissent  comme une peau de reinette ?

     

    Par rachid mokhtari

    Les récents romans d’écrivains algériens publiant dans l’Hexagone et réédités en Algérie ont suscité, cette année 2010 de vives polémiques au sein de la corporation journalistique et dans des milieux non littéraires sur le choix, le traitement, les insertions dans leur roman de faits historiques de la guerre de libération par son côté cour. En effet, l’assassinat de Abane Ramdane par les siens, la période de la bleuïte, le massacre de Melouza, le passé nazi d’ anciens maquisards, la recherche d’une réconciliation avec les anciens tortionnaires de l’OAS par le truchement de personnages qui surfent sur l’histoire d’une manière désinvolte ou naïve… ; tous ces faits entrés dans l’univers fictionnel ont pris dans la narration et le contexte historique des personnages une importance telle qu’ils semblent  devenir encore plus saillants, plus sujets à controverse. Car, hors de l’espace romanesque, ces mêmes réalités de l’histoire de la guerre de Libération, notamment l’affaire de la bleuïte et de Melouza, l’assassinat de Abane Ramdane qui, par ailleurs traités dans des témoignages et biographies circonstanciées n’ont pas suscité autant de polémiques et les auteurs de ces écrits n’ont pas été critiqués voire conspués par l’opinion publique. Dans son précieux témoignage Aux PC de la wilaya III, Salah Mekacher, ancien secrétaire particulier du colonel Amirouche raconte avec force détails son arrestation par les hommes du Colonel et les tortures subies sous la présence de ce dernier. Cet ouvrage publié aux éditions El Amel est à sa troisième réédition sans qu’aucune polémique ne soit venue en contredire les faits racontés. La biographie publiée il y a quelques années sur Abane Ramdane par Boualem Khalfa consacre tout un chapitre sur l’assassinat de l’artisan du Congrès de la Soumam dans les mêmes propos à, peu de mots près. Faut-il également ajouter les témoignages écrits et publiés  de Djoudi Attoumi, ancien officier de l’ALN sur le massacre de Melouza. Dans cette affaire, l’auteur ne dédouane pas la responsabilité au colonel Amirouche. Son dernier ouvrage Amirouche à la croisée des chemins est fort éloquent sur ce sujet brûlant.

    Pourquoi alors les romanciers qui ne sont pas historiens et qui rapportent des faits historiques avérés sont-ils plus exposés à l’indignation, la colère, la vindicte  de lecteurs ou de non-lecteurs plus  que ne le sont les auteurs de témoignages et biographies traitant des mêmes faits dont ils furent des témoins directs. La fiction serait-elle plus forte qu’un simple témoignage ? Les faits historiques habillés de fiction prennent-ils d’autres sens qu’ils ne le sont dans leur vérité historique ? Autant de questions qui mettent ces phénomènes d’interpénétration entre fiction romanesque et faits historiques sur la scène de l’actualité de la critique littéraire.

    Les romanciers dont il s’agit ne doivent pas leur succès aux polémiques qu’ils ont provoquées avec leur dernier roman respectif. Les figuiers de barbarie de Rachid Boudjedra, Le Rapt d’Anouar Benmalek, Ce que le jour doit à la nuit de Yasmina Khadra et Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller de Boualem Sansal, puisque c’est de ces romans qu’il s’agit, ne sont pas mieux écrits que leurs précédents. Ils se distinguent des précédents par le fait qu’ils traitent d’événements liés à la guerre de Libération peu exploités dans l’espace fictionnel des romanciers algériens en tant que données historiques brutes. Certes, des romanciers de la postindépendance comme Nabile Farès dans Mémoire de l’absent, Mourad Bourboune dans Le Muezzin et Tahar Djaout dans l’ensemble de son œuvre romanesque se sont insurgés contre le déni d’histoire et ses falsifications, sans insérer des chroniques de guerre ou rapporté, comme l’ont fait ces romans de l’été 2010, même sous forme d’intertexte, des éléments de discours historique.

    En quoi alors consistent ces polémiques ? Que reproche-t-on à ces romanciers ? Quels en sont les instigateurs ? A quelles fins ?  D’autres romanciers et des acteurs du livre sont-ils impliqués dans ces polémiques, ces jacqueries verbales, allant jusqu’à la suspicion des auteurs de ces romans d’être des  anti-nationaux, à la solde de la France, écrivant sous la commande expresse de leur éditeur parisien ou encore leviers de « la main étrangère ».  Pourtant, ces romans ont été réédités en Algérie ou importés et ont attiré foule lors des ventes dédicaces de leur auteur respectif  ou propulsés best-seller par le fait même que le « bruit  court»  que tel roman est subversif.

    Invité par l’Etat algérien au dernier Salon international du livre ( FELIV, 2010), Anouar Benmalek a longuement réagi à la campagne médiatique menée contre son roman Le Rapt en Algérie même et dans certains pays arabes. Il a expliqué cette levée de bouclier par le fait que son roman déterre l’affaire Melouza pour « rendre hommage » a-t-il dit aux populations innocentes de ce village massacrées par l’ALN. Précisant qu’à titre de fils de chahid, il n’a de leçons à ne recevoir de personne. Il a regretté l’absence de journalistes d’investigation capables de mener des enquêtes approfondies sur ce genre de faits d’histoire. Il a également évoqué les polémiques ayant accueilli son précédent roman O Maria qui traite de l’Inquisition subie par les  andalous d’Espagne contraints à cacher leur religion (musulmane) ou à en faire peu de cas dans un contexte de terreur. Le personnage de Maria est ainsi pointé du doigt par de nombreux écrits critiques qui voient en elle l’accumulation de tous les vices jugés indignes d’une aussi jeune et belle morisque musulmane. Dans Le Rapt, l’affaire Melouza est intégrée dans un récit fleuve et rebondit à la suite du kidnapping de la fille du narrateur par un ravisseur qui s’avère être un survivant de Melouza qui revient sur le devant de la scène en tant que mémoire vivante et active. Le massacre de Melouza, dans ce roman-fleuve n’appartient donc pas à un passé révolu,  mais participe des crimes commis un demi-siècle après son avènement. A aucun moment du roman, Anouar Benmalek n’a de propos malencontreux ou sujets à controverse sur la guerre de Libération qu’il considère, en tant qu’Algérien et fils de chahid, comme un haut fait d’armes indéniable dans le contexte du mouvement des décolonisations. Mais, cela n’empêche pas, a-t-il dit, au cours de cette conférence au FELIV 2010 d’en relever les cloaques  et de « nous » interroger sur ses ratages. 

    Dans la même veine romanesque, Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller,  Boualem Sansal  construit son personnage sur un cas avéré de combattants de la guerre de Libération qui furent enrôlés dans les troupes SS d’Hitler. Mais ont-ils participé à l’extermination des juifs dans les camps d’extermination au point où l’un des fils de cet ancien combattant de l’ALN au passé nazi va demander pardon aux victimes d’Auschwitz ? L’auteur prend vite le raccourci et alourdit son texte par de longs passages sur la déportation des juifs, la fabrication et le perfectionnement des variétés de gaz mortel. Le lecteur a l’impression que Boualem Sansal découvre Auschwitz. Il aurait pu sans doute faire l’économie de ces longs passages en italique qui n’apporte rien de nouveau de ce que connaît le lecteur sur la déportation et l’extermination des Juifs. Il ternit ainsi le passé glorieux de son personnage au cours de la guerre de Libération par une mise en exergue sans doute exagérée de ses années nazies. En plus du fait que ce personnage a été assassiné lors d’une incursion terroriste dans son village, à l’est du pays ; un fait qui déclenche ce processus mémoriel contrasté. Par ailleurs, l’auteur déplace de leur contexte historique des termes pour qualifier des situations qui sont loin de refléter ou de qualifier une scène de la vie quotidienne et ordinaire des Algériens dans les années quatre-vingt-dix : l’un des fils ayant appris l’assassinat de son père quitte la France où il vit pour honorer la mémoire paternelle dans ce village de Sétif. Il qualifie les douaniers de l’aéroport d’Alger de « gestapo ». Or, les critiques, acerbes, faites sur ce roman n’en ont touché ni le contenu ni l’esthétique ; elles ont même précédé sa disponibilité sur les étals des librairies. Virulentes ont été les réactions de la presse à l’endroit de la personne même de l’auteur allant à répercuter la vox populi par des mots comme « traître », « pro juifs », « à la solde des Juifs »…etc. Certains écrits se sont même interrogé  sur l’existence de ce village de Sétif cadre de la narration du roman comme si son existence qui s’avérerait fictionnelle allait attester et conforter la virulence des propos. Salué en Algérie par la critique dès la parution de son premier roman, invité par les autorités algériennes aux précédents SILA, le Boualem Sansal de Le Serment des barbares dont les thèmes traités peuvent aujourd’hui nourrir autant d’indignations dans l’opinion publique ici comme ailleurs, ne serait  plus celui  de Le village de l’Allemand certes moins bien écrits que son roman inaugural. Que dire également de ses précédents L’enfant fou de l’Arbre creux ou de Harragas dont les sujets abordés sont de loin plus audacieux ?  Le silence observé par l’auteur devant l’avalanche d’indignations est même interprété comme une attitude calculée et l’on se prend, dans les milieux mêmes des acteurs du livre et de ses promoteurs qui se disent champions de la liberté d’expression et de création, à suspecter des romans d’hérésie, comme, toute proportion gardée,  l’autodafé nazi.

    Mais, celui qui nourrit les polémiques, jette des pavés dans la mare par ses dons de narrateur et la forte cohérence de son univers romanesque, c’est indéniablement Rachid Boudjedra. Dans son dernier roman Les figuiers de barbarie, le passage relatif à l’assassinat de Abane Ramdane est jugé litigieux en soi ( Boualem Khalfa dit la même chose à quelques mots près dans sa biographie d’Abane Ramdane) et par sa proximité discursive avec les massacres de populations algériennes commis par les généraux de la conquête coloniale et l’assassinat de Larbi Ben M’hidi par Bigeard. Sur ce sujet, faut-il rappeler que le livre d’Aussaresses importé en Algérie s’est vendu comme des petits pains au chocolat et c’est une journaliste d’investigation du journal Le Monde, Florence Baugé qui a mené l’enquête en France et interviewé Aussaresses et autres acteurs de la torture en Algérie pour en révéler le côté barbare. Or, le traitement romanesque qu’en fait Boudjedra n’a pas pour objectif de soit disant révéler des vérités historiques à « scandale » mais de les intégrer dans les fantômes obsessionnels qui hantent ses personnages qui, de voyageurs d’un vol Alger-Constantine, deviennent des embarqués d’une Histoire mouvementés, complexes et subjective. Dans un tout autre style, proche du scénario cinématographique, le récit poignant de Yasmina Khadra Ce que le jour doit à la nuit, réédité en Algérie, sitôt sorti, sitôt vendu,  construit un personnage qui surfe sur l’Histoire sans avoir les moyens de choisir son camp. Jonas-Younès grandit dans un village de pied-noir ( les critiques n’ont pas jugé utile de justifier la réalité géographique comme il a été fait du village mis en scène par Boualem Sansal), y scelle des amitiés, des amours et la guerre passée, l’Indépendance acquise, le drame du terrorisme aidant, il revoit d’anciens OAS dont il ne partage pas pour autant les crimes. Il agit non pas comme un « pacifiste », terme que réfute Yasmina Khadra mais comme un être humain, avec sa sensibilité, ses contradictions, sa vie tout court et non comme une construction d’un nouveau mythe du anti-héros, rare dans l’histoire de la guerre de Libération. Certes, des interprétations idéologiques, des non-dits politiques peuvent être lus dans ce récit qui reste, malgré la véracité des faits et des situations, une œuvre de fiction qui doit être appréhendée comme telle et non comme un prétexte de déclarations nationalistes à l’encontre de cet auteur qui, alors signant de son propre nom, Mohamed Moulessehoul, a écrit et publié dans les années quatre vingt Le Privilège du Phoenix, El Kahra ( un témoignage romancé sur les condamnés à mort de Serkadji) et un recueil de nouvelles La fille du pont dénonçant les affres de la colonisation.

    Quelle que soit la notoriété de ces auteurs, ils ne sont pas indemnes de critique sur le fond de leur ouvrage et de leur construction esthétique. Mais jusqu’où peut aller la critique littéraire quand elle emboîte le ton et le propos à l’invective, l’insulte et le dénigrement. Certes, jusque-là, ces auteurs, par le fait qu’ils malmènent l’Histoire, ne sont pas des Soljenitsyne d’Août 14 ou de Le pavillon des cancéreux. En revanche, ils permettent, par l’insertion de faits historiques jusqu’à récemment tus ou consacrés tabous, à la mémoire collective de la guerre de Libération dont les acteurs, victimes ou bourreaux sont encore vivants, de se régénérer, de se greffer à l’actualité dans un espace où on l’attend le moins : le roman ( au sens noble du genre) qui, parce qu’il reste le lieu idoine de la liberté d’expression et de création, ne peut et ne doit être objet de suspicion. 


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  • Commentaires

    1
    mourad
    Lundi 27 Septembre 2010 à 18:30
    re
    certaine chose doivent rester souterraine pour certains dens
    2
    aye!
    Jeudi 31 Mars 2011 à 18:49
    loup
    il faut dire la vérité, si le colonel amirouche est un tortionaire il faut le dire.
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