• SOIR D’ALGÉRIE:

    «La maîtrise de la langue peut être un handicap à la création littéraire»
    Propos recueillis par
    Nassira Belloula

     

    Le Soir d’Algérie : Avec l’Amante, votre écriture tranche un peu avec Elégie du froidet Imaqar; vous abordez l’écriture d’une manière scénariste avec des multiples «je» narrateurs qui donnent une certaine dimension au texte. Est-ce une transition pour vous ?

     

    Rachid Mokhtari : Il y a sans doute des passerelles d’écriture entre les trois romans qui forment un univers romanesque. L’Amante tire sa substance de mon premier roman Elégie du froid et partage ses espaces géo-mythiques avec Imaqar. Leur lien esthétique tient dans la mise en contiguïté des faits historiques et/ou journalistiques avec des mondes de légendes et de mythes. Dans l’Amante, cette proximité des deux mondes (le réel historique de Dien Bien Phu et le mythe du tissage ainsi que ses rituels) est complexe bien qu’elle soit clairement rendue par des indices typographiques. Ce qui justifie, à mon sens, la multiplicité des «je» narrateurs inter et intra-chapitres. Ce sont plus des instances vocales que des personnages au sens classique du terme. Chaque «je» se superpose à l’autre comme les fils de laine dans la trame du métier à tisser. Les «je» de l’Amante neutralisent leur nom, leur généalogie et leur présent d’énonciation. Ils deviennent des êtres vocaux qui se jouent du temps, de la vie, de la mort. Ils sont propulsés par leur soliloque ou leur rapport dialogique hors de leur réalité événementielle et, dans cette fragmentation même, ils échappent aux codes discursifs de leur propre narration. Cette polyphonie des «je» donne à l’Amante un corps vocal antique qui invite le lecteur à faire partie du chœur.



    Les légendes et les rites ancestraux tiennent une grande importance dans votre écriture. Dans votre dernier roman, vous avez prêté une voix à Tamzat, que ou qui représente-t-elle ?

     
    Les légendes et les mythes tiennent une place privilégiée dans notre culture maghrébine, africaine, sud-américaine et dans les pays du Soleil levant. Ce ne sont pas que des survivances de l’oralité mais, bien plus, des éléments constitutifs de notre perception du monde moderne. L’écriture, elle-même, est déjà un mythe et que dire de ce qui la meut ? Recherche-t-on dans les mythes une signifiance des racines, un déracinement du futile ou encore une réactivation d’un sens romanesque qui échappe à une actualité qui, parce que de plus en plus déferlante, atrophie l’imaginaire et ses rapports complexes avec l’Histoire et ses icônes universelles. L’espace romanesque est fait de mythes anciens et modernes, sans ceux-ci, la création, toute création serait éphémère et comme telle, ne résiste pas à l’usure du temps. La légende des crapauds dans Imaqar, le tissage du burnous dans l’Amante et les becs ensanglantés des poules au lendemain des massacres de la population de Boukadir dans Elégie sont des thèmes universels avec leurs particularités locales. Le personnage de Tamzat, l’invisible tisseuse, est fort connu dans la société traditionnelle des Aurès et du monde agraire en général. La culture populaire reste le ferment du roman moderne.

    Vos personnages féminins : Tassaâdit, Tamzat, Tazazraït, Zaïna se confondent entre réalités, légendes et symbolique. Ces femmes sont-elles un prétexte littéraire ?


    Chacune est représentative d’une perception du monde, de leur monde. Zaïna, l’amante, et Tamzat, tisseuse invisible, tissent et donnent vie à un monde imaginaire, qui échappe aux guerres, aux famines ; ce sont des figures tutélaires de beauté et d’envoûtement. Elles sont les interlocutrices de Omar et prennent vie dans la face poétique du roman ; des voix d’incantation, élégiaques dont le rythme rappelle les chants grégoriens qui accompagnent les guerriers pour une bataille décisive. Les autres, Tassaâdit et Aldjia, appartiennent à la réalité sociale de l’époque. Elles y expriment leur tourment.



    Il y a un personnage qui intrigue dans votre roman, c’est la vieille Tazazraït, son ombre constante à travers le roman, une ombre qui n’est pas fortuite….


    Est-elle intrigante ? C’est une vieille femme multi-centenaire qui collectionne les burnous des ancêtres et en époussette les pans du haut de son mur de pierre. Je l’ai conçue comme telle. Par opposition peut-être à la jeune et belle Zaïna qui tisse un burnous pour Omar en prévision de son retour printanier alors que Tazazraït en a empilé des centaines de ces burnous laissés par ceux qui sont partis pour des guerres coloniales sans retour ou en pèlerinage. Elle sait que le cardage de Zaïna et le tissage de Tamzat sont vains ; le corps qui portera le burnous est déjà criblé de balles par l’ennemi. Elle est familière, l’élue, la confidente des Aït Lakhart (la tribu des morts) ; elle est intime des généalogies passées et à venir. C’est un esprit féminin craint. Il me fascine. Une ombre ? Est-ce celle de Zaïna, celle encore des hommes emmenés dans des guerres coloniales qui ne les concernaient pas ou encore le double de Tamzat venue de son lointain djebel Ouaq Ouaq?

    Le roman tourne autour de la construction d’une maison à étage à Tamazirt Lâalalen qui devient source de conflits, cette maison inachevée et maudite encore une autre symbolique ?


    Oui, cette maison à étages est au centre des conflits. Elle s’oppose à l’ancienne masure des ancêtres. Elle se construit mais elle porte en elle une malédiction qui commence avec la guerre d’Indochine dans laquelle son concepteur s’est engagé et est restée inhabitée suite à une autre guerre qui commence en 1954 qui voit l’ancien sergent-chef de l’armée française déserter la compagnie pour rejoindre les maquis d’Imaqar. Comment pouvait-elle avoir une architecture entre une guerre qui finit et une autre qui commence. Il n’y a pas de toit sécurisant. Certes, elle a connu les étreintes de Omar et Zaïna sous le regard ténébreux de Tazazraït. Le métier à tisser qu’elle a abrité, duquel est sorti le burnous, n’a pu sauver Omar de la mitraille de l’ennemi, de ses anciens compagnons d’armes. Une telle maison pouvait-elle s’élever sur des fondations historiques brouillées ?



    Je ne sais pas s’il y a une dimension autobiographique dans vos romans, mais peut-on dire que de votre enfance en Kabylie, vous manifestez une vraie fidélité ?


    Les lieux du roman sont affectifs et ne sont point géographiques. Les personnages, les lieux, le contexte historique sont universels même si, comme dans toute entreprise romanesque, les lieux affectifs sont plus signifiants que leur géographie physique. Je n’ai pas vécu mon enfance en Kabylie et j’aurais peut-être aimé qu’elle s’y passât. Est-ce pour cela que cette Kabylie reste pour moi un lieu imaginaire comme le djebel Ouaq Ouaq, les rizières de Dien Bien Phu, la caserne de Blida, les maquis de Tablat. Imaqar n’existe pas en tant que village topographique. Il est né dans mon roman et j’y vis comme ses personnages.

    Il y a une tendance actuellement dans la littérature, qui justement revient sur les évènements de la guerre d’Algérie avec questionnements et interrogations…

     
    Nous sommes le continuum de plusieurs générations de guerres et cela ne finit pas. Les Algériens nés en 1990 et qui ont aujourd’hui 20 ans appartiennent toujours à une génération de la guerre du terrorisme islamiste. Mon personnage Omar dans l’Amanten’a pas eu de «quille» entre les deux guerres ; celle du Vietnam et d’Imaqar en si peu de temps tandis que son père a trimé dans les fonderies de l’ex-métropole. Notre identité est une calamité des guerres, de sang, d’injustices. Comment s’en défaire ? Ce n’est pas un devoir de mémoire car cela suppose une génération de paix et de prospérité. Mais nous n’en sommes pas là encore. L’histoire continue de se faire en nous avec ses malheurs. De même que les fondateurs du roman maghrébin moderne ont trempé leur plume dans le sang des victimes de la colonisation, la nouvelle génération des écrivains du XXIe siècle tremperont la leur dans le sang des victimes du terrorisme…

     

    Ces dernières années, il y a une profusion de romans, souvent inesthétiques et sans un travail sur la langue, il y a aussi des textes comme l’Amante qui nous réconcilie avec la littérature et l’imaginaire. Autant que critique et écrivain, comment analysez vous cela ?


    Dans mes deux essais, la Graphie de l’horreur et le Nouveau Souffle du roman algérien, j’ai tenté de distinguer, de situer des romans dans leur contexte historique et dans leur originalité esthétique. Il est bien vrai qu’il y a eu cassure dans l’esthétique romanesque algérienne. Je ne pense pas que cela soit dû à la langue mais à la pauvreté des langages littéraires, à l’absence d’une culture référentielle, livresque, faite d’une somme de lectures monumentale, aux expériences individuelles des écrivains et leur rapport à la culture. La maîtrise de la langue peut être un handicap à la création littéraire. Par contre, l’authenticité, l’expérience de la misère humaine, l’inquiétude, le doute constituent des valeurs sûres pour l’imaginaire. On n’écrit pas pour plaire. On écrit, dit Marguerite Dumas, parce qu’on doute…

     
    N. B.

     

    Le Soir d’Algérie

    Nassira Belloula

     

    La lecture de L’Amante de Mokhtari se fait sur plusieurs degrés. L’auteur donne le «Je» narratif à plusieurs voix (en italique dans le texte) permettant ainsi à tous ses personnages, non sans nous brouiller un peu, de revendiquer leur part de vérité et d’existence. Tout tourne en fait en cercle vicieux autour d’une maison, pas ordinaire, une maison construite par le fils, Omar, qui pensait bien faire, pour accueillir son père Mohand Saïd Azraraq qui reviendrait de France des ardus fours et aciéries où il a épuisé sa vie et sa santé.


    Le fils pensait bien faire, et sur cette terre sacrée des aïeux, il construit une maison à étages, un sacrilège même. Lorsque le père retourne chez lui en 1946, aveugle et mourant, le drame de cette maison décriée et jalousée va le pousser doucement vers la tombe avec l’idée que ce fils a trahi. Depuis, le sort du fils est scellé, maudit à cause de la maison à étages, maudit à cause de ses relations adultères avec la belle Zeina alors qu’il est marié, ce sergent- chef dans l’armée française ne peut plus échapper à son destin même si Zeina va entreprendre de lui tisser un burnous. En fait, l’impression ici est que plusieurs mains tissent ce burnous-protection ou burnous symbole qu’il revêtira lors de son retour. Or, le sort est jeté : «Ô Omar, le malheur pèse sur tes épaules et aucun burnous ne pourra le couvrir, m’entends- tu?» Contacté par les moudjahidine de son coin natal de Timarzaguine, il rejoint les maquis libérateurs. Muté pour des raisons disciplinaires en partie à cause de Zeina qui n’échappera pas non plus au châtiment infligé par les moudjahidine, la belle Zeina meurtrie continuera à tisser le burnous de ses doigts fragiles et dans le noir, encouragée par Tamzat, la femme-légende, qui a traversé le djebel Ouaq Ouaq pour hâter la confection de ce burnous en laine fine. Or, Omar tombera en martyr, fauché par un hélicoptère de l’armée française et lui aussi ira rejoindre ses aïeux dans ce cimetière familial. L’écriture en filigrane de Mokhtari se tisse sur un fond de mythe. «Il y a une partie très importante du mythe dans mes romans et particulièrement dans L'Amante, a indiqué l'auteur lors de la rencontre animée à la librairie Chihab, précisant que le roman «échappe à l'évènementiel par les mythes et c'est par eux qu'il transcende l'évènement». Poursuivant sur la place du mythe dans la littérature algérienne, Mokhtari ajoutera : «Le mythe, qui n'est pas seulement une littérature orale mais une vision du monde, transcende aussi les particularités régionales et linguistiques.» Sur la construction du texte, l’auteur de L’Amante précisera qu’il a accordé plus d’importance à l'aspect esthétique, c'est-à-dire à la mise en forme ; pour lui, dans le roman, l'histoire compte moins que la forme, précisant, par ailleurs, que les lieux évoqués sont «imaginaires, intimes, même s'ils ont parfois des ressemblances avec des lieux géographiques réels». Le roman se déroule tout doucement, tout au long du tissage du burnous, burnous-linceul que doit vêtir Omar, «sergent-chef de l’armée française en Indochine». Le récit se déroule sans cesse, se développe sans cesse, emporte, intrigue. A lire absolument pour la beauté du texte.
     

     

     

    HORIZONS

    Une histoire racontée telle une pièce musicale

    25 January 2010 09:00:00 Kamel Chériti.

     

    Ecrivain et critique littéraire, Rachid Mokhtari vient de signer, cette semaine, sa dernière création dans le roman, à la librairie des éditions Chihab. Intitulé «L’Amante», comme pour le titre d’un poème, ce roman est le troisième écrit de cet écrivain, après «Elégie du froid» publié en 2004 et «Imaqar», en 2007 .

    «Il me faut un espace de temps d’environ deux ans et demi pour finir mon livre», déclare Rachid Mokhtari. C’est d’ailleurs cet intervalle qui le sépare de son précédent roman.  Ce talentueux homme de lettres ne se sent pas pourtant contraint d’écrire d’une manière permanente.
    Pour lui, ce qui compte, c’est le besoin de répondre à une inspiration, d’apporter sa contribution à mieux éclairer un phénomène de société, d’élargir le débat sur des questions d’histoire ou des points d’actualité. C’est pourquoi, quand Rachid Mokhtari présente ses œuvres littéraires, il préfère tenir une conférence où il remonte aux sources de ses thèmes d’inspiration. Dans ce cadre élargi, il est plus à l’aise pour exposer, analyser et parler de thèmes qui constituent les fondements de la création et de la pensée universelle ainsi que ses propres motivations d’écrire. Ici, Rachid Mokhtari est une véritable encyclopédie, particulièrement dans le domaine très vaste de la littérature. Par les illustrations et les exemples donnés pour parfaire son argumentation, l’auditoire devine la diversité et l’étendue de sa culture. 
    C’est d’ailleurs cette érudition, jointe à un esprit fin d’appréciation qui lui confère les outils d’analyse dans l’exercice de la critique littéraire. Rachid Mokhtari est ainsi souvent sollicité dans des tribunes culturelles pour animer les débats dans des rencontres littéraires en présence de l’écrivain même. Quant il s’agit de sa propre création littéraire, Rachid Mokhtari est humble. C’est pourtant un auteur au style élégant et finement nuancé. Son mode de narration captive. Ce dernier roman en est la preuve.  En l’élaborant, Rachid Mokhtari l’a construit, comme il le dit lui-même, selon la structure d’une pièce musicale.
    Cette structure s’établit en trois mouvements principaux, le prélude, le refrain puis les strophes. Il ajoute les effets subjectifs de la poésie. Cependant, dans le fond de son récit, Rachid Mokhtari fait apparaître bien souvent, les situations douloureuses de ses personnages. Des situations reflétant parfois les dures réalités de l’existence et insinuant une atmosphère de pessimisme. Le lecteur aurait aimé aussi vivre et partager l’euphorie de ses personnages dans les moments de joie et de bonheur. L’auteur a confié la publication de son roman à Chihab Editions.
    C’est la quatrième œuvre littéraire donnée à cette grande maison d’édition après le roman «Imqar», celui portant le titre de «L’élégie du froid» ainsi que l’essai publié en 2002 avec pour titre «Cheikh El Hasnaoui, la voix de l’exil.» La directrice de la publication chez Chihab éditions, Mme Yasmine Belkacem, convie les lecteurs à une autre rencontre littéraire qui aura lieu dans quinze jours.

     

     

    L’Expression 

    Tisser des rêves...

    30 Décembre 2009 - Page :

    Par Kaddour M´HAMSADJI

      

    Lorsqu’on croit que la maison à étage est un paradis, tout comme un burnous tissé de fils de laine est un gage d’amour, aucune femme autre que Zaïna ne symbolise l’amante.

    «Si dans L’Amant» (prix Goncourt 1984, réécrit en 1991, sous le titre L’Amant de la Chine du Nord) de Marguerite Duras, l’amour souverain pouvait aller jusqu’à la mort, l’amour pur, absolu, l’amour de l’autre au-delà des saveurs du désir charnel, il est un amour autrement, hors du temps ordinaire et de l’espace naturel, qui touche, qui remue les âmes dans le vivre quotidien et qui déchire terriblement l’histoire d’une vie sous la colonisation...


    Cette autre histoire d’une vie - du reste, sans rapport avec celle que raconte Duras -, ancrée forcément dans l’histoire de notre société, Rachid Mokhtari vient de la publier dans un de ces ouvrages, sans jeu de mot, comme nous les aimons: un roman intitulé L’Amante (*).
    Cet amour n’est pas soudain, n’est pas un coup de foudre. C’est tout simple, sa sève littéraire part des profondes racines de notre terre l’Algérie. Et j’avoue ici que tout ce qui est fort de nos origines et qui les raconte avec les fibres du coeur, c’est-à-dire en Algérien, jaloux de sa terre maternelle, quand elle est belle, quand elle est triste, quand elle pleure, quand elle rit, quand elle peine, quand elle est épanouie, je suis atteint au plus profond de moi-même par un immense bonheur, et je me sens invraisemblablement capable de faire un pied de nez à la «gendelettrerie», comme, en d’autres temps, disait Mauriac, lui parlant de l’Académie Goncourt «qui se recrute principalement - chose incroyable! - parmi les gens de lettres», moi parlant d’une coterie formée dans l’ombre et qui se recrute principalement parmi les «beaux esprits» que l’on présente sans souci dans le magazine, la radio et la télévision. - Oui certes, je pourrais me tromper là-dessus, néanmoins j’observe aussi que beaucoup sont de beaux esprits sans qu’ils obéissent à un ordre, le moins du monde. Laissons cela. Le symbolisme heureux, significatif et dont tant de repères jalonnent le récit de Rachid Mokhtari nous incite à nous mettre, nous également, devant le métier à tisser, mais pas à tisser, plutôt à comprendre le sens de la main tisseuse qui passe délicatement entre la trame et la chaîne. C’est là que commence «Une histoire de famille? Une famille dans l’histoire, plutôt.» La voix-souvenir d’Omar, fils de Mohand Saïd Azraraq, s’introduit dans la narration pour exposer les ressorts de «l’histoire», et l’expliquant ou la relançant. Voilà une technique d’écriture intéressante à verser dans la collection du lecteur averti, mais peut-être aussi pour orienter le lecteur ordinaire.


    D’autres voix se distinguent l’une après l’autre où s’entremêlent comme se présentent la chaîne et la trame du burnous-prétexte, symbolisant le développement du contexte. C’est le thème éternel et complexe de l’amour inaccompli, enfermé entre absence et exil et où «la poétique de la rêverie» chamboule toute logique, et l’effet de sublimation déborde même de l’imaginaire commun. Ainsi le projet d’amour, lié à la confection d’un burnous protecteur, pourrait-il ruiner ce que l’on voudrait extraire d’une doctrine de l’imagination pure. Voilà donc un récit qui fait parler. La tisseuse primordiale, la tisseuse du récit, est Tamzat, une femme-légende. Elle «a traversé le djebel Ouaq Ouaq pour hâter la confection» du burnous-linceul destiné à Omar «Sergent-chef de l’armée française en Indochine.» Elle est venue aider Zaïna la bien-aimée, l’amante d’Omar, à tisser «le burnous de l’amour» dont Omar doit se vêtir le jour de son improbable retour. Or si Omar conscient imagine Tamzat, s’adressant à elle, il a cet aveu: «Je sais, je t’appelle Tamzat mais tu es bien Zaïna, n’est-ce pas? Tamzat est venue du plus loin des lointains te prêter main-forte au tissage du burnous, de mon burnous, mon linceul. J’ai froid. Mon corps est transi du froid bleu de la mort. J’ai tant besoin de tes doigts, de ta laine. Je ne sais combien de siècles tu as cardé. Aussi loin qu’elle pouvait remonter les centenaires de sa vie, Tazazraït, les fils de laine s’enroulent dans sa mémoire, s’y embrouillent. Je suis venu vers toi, Tamzat, après tant d’années et tu es toujours là devant le métier à tisser.»


    Tout au long de ce tissage, le récit se déroule sans cesse, se développe sans cesse, avançant, reculant, se reprenant à la façon d’une suite mélodique qui caractérise une poésie chantée, orchestrée pour un choeur étourdi de ses propres voix. Une famille subit l’Histoire. Mohand Saïd Azraraq, fils de Si Hamou Tahar, après des années d’exil et de pain noir, retourne, aveugle, au pays, en 1946...Il raconte les causes de son départ pour l’exil français, la terrible ghorba...Que deviendra Omar, son enfant unique? Que deviendra la maison et surtout le premier étage de cette maison dont Omar s’est chargé de sa construction pour les beaux yeux de Zaïna?...Souffrance en France au temps de Vichy, souffrance dans les fours et aciéries, souffrance accrue à l’annonce de «la nouvelle macabre du 8 mai 1945»...Quand Mohand Saïd rentre au pays, il a cette douloureuse réflexion: «Au port d’Alger, personne ne m’attendait.» Omar hérite de son père la malédiction de l’exil. Sans revoir Zaïna, il embarque «à bord du bateau Le Kairouan avec le fils de Saïd au début de l’hiver de l’année 1947.» La symbolique du burnous est lancée en ces termes: «Ô, Omar, le malheur pèse sur tes épaules et aucun burnous ne pourra le couvrir, m’entends-tu?» C’est au tour de la belle Zaïna de tisser le vêtement d’espoir et d’amour pour Omar...Tant d’événements extérieurs, entre autres, la guerre d’Indochine, les maquis d’Imaqart, les préjugés sociaux, les malentendus, donnent une forme poignante à l’amour qui vit dans l’aube d’un départ sans soleil, d’un amour qui finit par sombrer dans les ténèbres...En somme, le récit est fait de multiples amours chevillées dans une vraie-fausse identité, figurée par Tamazirt Iâalalen, entre dure réalité et poétique fiction.

     

      
    L’identité mythique de L’Amante

    25 Janvier 2010 

    L’Expression     

     

    Les mythes constituent l’un des principaux référents du roman L’Amante, de l’écrivain et universitaire Rachid Mokhtari, qui a animé une rencontre littéraire, samedi soir, à la librairie Chihab (Alger), éditrice de ce livre. «Il y a une partie très importante du mythe dans mes romans et particulièrement dans L’Amante», a indiqué l’auteur, précisant que le roman «échappe à l’événementiel par les mythes et c’est par eux qu’il transcende l’événement».
    «Le mythe, qui n’est pas seulement une littérature orale mais une vision du monde, transcende aussi les particularités régionales et linguistiques. Les personnages qui se nourrissent des mythes dépassent leur propre identité», a relevé le conférencier qui considère qu’ «il y a du soi dans le mythe».

    «Le mythe, qui peut revêtir plusieurs formes, participe à la mémoire, tout en contribuant à la naissance du roman moderne», selon l’universitaire. «J’ai accordé aussi plus d’importance à l’aspect esthétique, c’est-à-dire à la mise en forme, car je considère que dans le roman l’histoire compte moins que la forme», a affirmé l’écrivain, dont l’oeuvre comporte des passages poétiques et des passages narratifs. «Mais ce que j’ai surtout introduit, ce sont les voix. Il y en a quatre et chacune a un "je" et raconte à sa manière les événements qu’elle vit, qu’elle sent et qu’elle transmet également», a indiqué Rachid Mokhtari, précisant, par ailleurs, que les lieux évoqués sont «imaginaires, intimes, même s’ils ont parfois des ressemblances avec des lieux géographiques réels».

    «Dans l’espace romanesque, ce ne sont pas des lieux géographiques qui sont importants.

    Les lieux romanesques sont des lieux non toponymiques, ni géographiques.

    De Dien Bien Phû à Imaqar, les tissages de l’histoire

    26 Décembre 2009

    Par : Karimène Toubbiya

     

    Ce roman, qui surfe sur quatre générations, mêle la veine fantastique des contes, au récit historique le plus concis. Il y est question d’un burnous printanier de fine laine, tissé par des esprits féminins millénaires, à travers les doigts déliés de Zaïna, jeune fille du village Tamazirt Iâalalen. Ce tissage intemporel est destiné à «Omar l’Indochine», jeune combattant des maquis d’Imaqar qui ne pourra plus le porter que dans l’au-delà.

    Le roman donne la parole aux morts du cimetière de Jedi Salah, visité de plus en plus souvent par leur descendant Hachimi, fils de Omar, jeune sergent-chef de l’armée française qui, contacté par les moudjahidine de son coin natal de Timarzaguine, rejoint les maquis libérateurs après la victoire vietnamienne de Dien Bien Phû. Une bataille historique à laquelle il a survécu par miracle. Devenu résistant à son tour, il est fauché par un hélicoptère de l’armée française avec huit de ses compagnons dans le mausolée de Sidi Ali Ou Thaïr, région où il a été muté pour des raisons disciplinaires. Le beau sergent chef, aux galons étincelants, est enseveli dans une fosse commune et dialogue avec ses ascendants de Jedi Salah, alors que son fils, qu’il n’a pas vu naître, s’essaye à débrouiller l’écheveau compliqué de ses amours. Vaillant combattant, le jeune  martyr a toujours été, selon son propre père Mohand Saïd Azraraq, «une tête brûlée». Une sorte d’être d’exception dérogeant au modèle villageois le plus courant. Ainsi, il n’hésite pas à construire, en prévision du retour de son père, vieil émigré des aciéries de Charenton, une villa moderne à étages qui scandalise les habitants du village et attire les malédictions des ancêtres. Le jeune homme rêve au retour de ce père qui se reposera devant la cheminée, bien  au chaud au cœur des nuits d’hiver. Mais enfin au pays, le vieil ouvrier, qui a travaillé en France sans protection spéciale, perd la vue et a les poumons rongés. Il ne rentre que pour mourir et ne peut profiter de la nouvelle maison que son fils lui a bâtie. L’auteur décrit de manière poignante la honte du vieil émigré qui perd peu à peu la vue au lieu de rentrer triomphant au village natal. Pendant que Tamzat, esprit féminin des métiers à tisser, et Tazazaïrt, sorte d’ogresse à la fois protectrice et maléfique, guide les doigts de la belle Zaïna sur le métier à tisser, un autre tissage s’effectue. Celui de l’histoire. Hachimi, dernier maillon de la filiation, s’acharne à reconstituer la vie de son père. Dans sa complexité dérangeante, quitte à troubler le sommeil des ancêtres, et non à travers le prisme des idéologies étriquées qui font rage depuis l’indépendance. L’ouvrage où parlent plusieurs voix avance grâce à ces tissages parallèles, d’une destinée individuelle et de celle d’un vieux peuple montagnard, attaché à ses traditions et que le malheur visite assidûment. Avec les incursions à Djebel Ouak Ouak (le Vietnam) qui rythment le récit, le roman se dote d’un prolongement international qui montre le hideux visage de la France colonialiste. Son autre visage, tout aussi hideux, est celui de l’exil et de l’exploitation effrénée des ouvriers kabyles réduits à quitter leur terre. L’écriture, volontiers humoristique, tisse, elle, des liens entre Ath Lakhart (ceux de l’au-delà) et le lecteur, dans un présent de la complexité humaine. Un roman à la lecture goûteuse et qui ouvre des pistes nouvelles à l’écriture et à la réflexion.

    Par : Karimène Toubbiya

     

     

    EL KHABAR

    Les mythes, l'un des principaux référents du roman "L'Amante" de Rachid Mokhtari

    ALGER - Les mythes constituent l'un des principaux référents du roman "L'Amante" de l'écrivain et universitaire Rachid Mokhtari qui a animé une rencontre littéraire samedi soir à la librairie Chihab (Alger), éditrice de ce livre. "Il y a une partie très importante du mythe dans mes romans et particulièrement dans "L'Amante", a indiqué l'auteur, précisant que le roman "échappe à l'év&eacut


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